Misère des jurés, par Francis de Miomandre

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Misères des Jurés


Je sais rien n'est plus choquant pour celui qui en est l'objet que le témoignage d'une pitié dont il ne veut pas.
Car, de deux choses l'une ou il est vraiment malheureux, et alors on l'accable, on lui retire toute l'énergie dont il aurait besoin pour lutter ; ou il se trouve "parfaitement content comme ça", et alors on a l'air, un peu ridicule du monsieur qui a donné deux sous à Rockfeller parce qu'il lui trouvait l'air miteux.
De toutes manières, on risque d'être mal reçu.
Ces délicats scrupules ne m'empêcheront pas, pourtant, de dire ce que je pense dans le cas suivant.
Il s'agit des membres des jurys de prix littéraires.
Je les plains.
Je les plains d'avoir à lire tous les livres qui leur sont soumis. Je ne dis pas : "de les lire". L'impossible n'est pas de ce monde. Mais seulement d'avoir à les lire. Car, quand on est doué pour les subtilités de la vie morale (et c'est le cas de tout malheureux armé d'une plume), on éprouve toujours des remords quand on n'a pas fait une chose qu'on devait faire, même si cette chose était manifestement au-dessus des forces humaines. Et c'est justement là ce qui est diabolique dans les jurys de prix littéraires, et qui fait éclater jusqu'à l'évidence la perversité épouvantable, antiphysique, des fondateurs desdits prix, depuis une dizaine d'années qu'il se sont tant multipliés.
Ils toujours les mêmes personnes.
Qu'on ne vienne pas me dire que c'est par hasard. Une coïncidence peut avoir lieu deux ou trois fois sans rien signifier. mais quatorze, quinze, vingt fois, cela sue la préméditation. Les fondateurs de prix, en désignant comme jurés des messieurs qui ont déjà, mettons quatre déjeuners littéraires par mois (je suis modeste), savent très bien que ce cinquième banquet leur enlève autant d'heures susceptibles d'être employées à la lecture des oeuvres soumises.
Ils tablent là-dessus.

Francis de Miomandre.

Les Nouvelles Littéraires, 16 juin 1934.

Illustration du billet : Reportage de l'agence Roll en ligne sur Gallica.

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