L'incommensurable dédain des morts

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« Peut-être le lecteur sera-t-il surpris de la franchise avec laquelle j’expose et mets en lumière ma médiocrité ; qu’il n’oublie pas que la franchise est la première qualité d’un mort. Dans la vie, le coup d’œil de l’opinion, le conflit des intérêts, la lutte des convoitises, obligent les gens à dissimuler les haillons, à cacher les accrocs et les reprises, à ne pas dévoiler au monde entier les révélations de la conscience. Le meilleur résultat de cette obligation, c’est lorsque l’homme, à force de tromper les autres, en arrive à se tromper lui-même, car dans ce cas il s’épargne la honte, qui est un sentiment pénible, et l’hypocrisie, qui est un vice hideux. Mais dans la mort, quelle différence ! Quel soulagement ! Quelle liberté ! Comme on peut rejeter le masque, jeter au fossé tout le clinquant, se détendre, changer de figure, de costume, confesser sans détour ce que l’on fut et ce que l’on ne fut pas ! Car, en somme, il n’y a plus de voisins, plus d’amis, plus d’ennemis, plus d’étrangers, plus de relations ; il n’y a plus de public. Le coup d’œil de l’opinion, ce coup d’œil perçant, ce coup d’œil de juge, perd toute sa force lorsque nous foulons le territoire des morts. Je ne dis pas qu’il ne pénètre pas jusqu’ici pour nous examiner et nous juger ; mais c’est à nous que jugements et examens sont totalement indifférents. Sachez-le, Messieurs les vivants : il n’y a rien d’aussi incommensurable que le dédain des morts. »

J. M. Machado de Assis (1839-1908) Mémoires posthumes de Bras Cubas. Traduit du portugais (Brési) par R. Chadebec de Lavalade. — Paris, Métailié, 268 pages, 11 €

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