Venise malaxée (pour pourrir les vacances des adeptes de la croisière de masse)

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Les mercenaires salingues du reportage audiovisuel raffolent du sujet : les gros paquebots, quelles merveilles alors ! En construction ou en fonction, fabriqués pour absorber à la pelle des milliers de passagers stupides comme des oies. Des HLM flottants pour oublier le stress de la vie urbaine ! Quelle connerie monumentale ! Et il y en a désormais pour tous les nigauds qui adorent se presser contre leurs congénères pour être bien sûrs de faire exactement la même chose que tout le monde. C'est à la mode ! ("tendance" disent les éperdus de la presse magazine). Et puis ça se fabrique à Saint-Nazaire, quelle gloire ! Vous avez déjà vu ça à la tévée, n'est-ce pas ? Notamment lorsque l'une de ces boîtes de sardines (1) va s'éventrer sur un caillou au large de l'Italie, tuant à l'occasion quelques inconscients, parce que le personnel de bord est aussi con que ses armateurs sont de vulgaires ploutocrates.
C'est à ce genre de phénomène de foire inepte que l'on peut constater que l'époque est au saugrenu.
Roberto Ferrucci, habitant de Venise et visiteur de Saint-Nazaire, sait quelque chose de l'oppression que ce type d'industrie commerciale impose à son monde. C'est lui qui avait filmé un paquebot manœuvrant dangereusement près des rives de la Sérénissime. Ses images avaient fait le tour du monde. Naturellement, des menaces des industriels de la croisière s'ensuivirent. Dans un rapide petit livre qui relève lestement les symptômes de l'acharnement et du cynisme contre cette représentation de la part belle de l'humanité que représente Venise, l'Italien dit le vrai de son constat, de son ressenti et de son analyse. Et pour une bonne raison :

Or Venise n'est pas seulement une ville "de la" culture, Venise "est" culture. Venise, ce sont les villes invisibles infinies d'Italo Calvino. Venise n'est pas instinct, mais pensée pure.

Mais voilà toute la légitimité de la chose : la croisière de masse est rentable et elle est commerciale, elle est donc pratiquée. Mais Le commerce de masse a-t-il jamais fait avancer quoique ce soit, mis à part le plastique et le mauvais goût ?

Impossible de résister aux guets-apens du commerce et de décider de manger tous les jours au sefl-service volontairement anonyme - menu fixe - du dernier étage, destiné aux passagers du "tout compris". Comment te regarderont les autres ? Ceux qui choisiront chaque soir un restaurant à thème différent, avec sa décoration à thème, son papier peint à thème, sa serveuse à thème, son menu à thème et son petit orchestre à thème ?

Ah, les vacances grotesques !
Replaçant le sujet de la croisière vomitoire pour petit salary-man blanc et sa famille dans son contexte, Roberto Ferrucci met en évidence un autre problème, très grave lui aussi : à l'instar de la lutte souterraine (plus ou moins) contre la culture, menée souventes fois mêmes dans les bastions de la culture elle-même - institutions et entreprises confondues dont il n'est pas difficile de lister les noms (une visite en librairie, en musée, au cinéma et à la Fnac suffit) - il approche ce qui sous-tend le fascisme rampant qui suinte de l'administration européenne et des pouvoirs politiques en place. Une phrase suffit à Roberto Ferrucci pour expliquer la situation :

Pour certains politiciens, pour certains hommes de pouvoir, la culture, c'est l'ennemi à abattre, capable de les marquer de près, de se mettre en travers de leur route, de les démentir et pour finir de les démasquer.

Et si vous maintenez votre croisière, n'oubliez surtout pas la ceinture de sauvetage. On n'ira pas vous chercher.


Roberto Ferrucci Venise est lagune. Traduit par Jérôme Nicolas. - Lille, La Contre-Allée, 2016, 96 p., 8,50 €


(1) Qu'on est loin des tramp steamers élégants rêvés par Abdul Bashur...

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