Les incipits de l'été (9)

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A trois heures vingt, je fus tirée d'un profond sommeil par des mugissements. Dans mon rêve, j'avais essayé de transformer ce son parasite en sirène de bateau, mais ça ne collait pas avec le décor urbain de l'action plutôt confuse qui s'y déroulait. J'émergeai par paliers, résistant à la conscience qui s'infusait en moi comme un poison, mais le bruit se répéta et je dus me résigner à ouvrir les yeux, parfaitement lucide.
Je crus tout d'abord que des supporters étaient l'origine du vacarme. Alors qu'on n'en était qu'aux quarts de finale de la coupe du monde, la capitale entière était déjà en rut — gémissement d'anxiété, applaudissement frénétiques, huées et sifflets, invocations aux dieux du ballon, insulte et malédictions aux arbitres, orgasmes délirants ou hurlements de rage au moment des buts, concerts de klaxons jusqu'à l'aube, sans compter les bagarres au sortir des bars... Paris vibrait, communiait, exultait, sanglotait au rythme planétaire des guerres symboliques entre nations civilisées, juste avant d'entre dans le tunnel apathique des étouffants mois d'été.
Tout cela sans ma participation. Cette année-là, j'étais restée à l'heure d'hiver.
Il était trop tard pour un match, et d'ailleurs, le mugissement saccadé reprit; plus bref et couronné par un point d'orgue qui m'enleva mes derniers doutes : c'était Julio qui officiait deux étages en dessous (...).




Sophie Képès Le Fou de l'autre. — Paris, Noir sur Blanc, 2010,n 236 pages, 12 €

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