Un livre curieux

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XXVI

En lisant l'Annuaire, ou plutôt en le feuilletant au galop et au hasard, je me disais : Ce livre est véritablement le précepteur de l'existence parisienne ; il ne charme pas, mais il instruit; c'est par lui seul qu'on peut connaître exactement Paris, cet abrégé de l'univers; Paris, le grand consommateur du globe; le minotaure à qui toutes les nations payent le tribut.
C'est pour Paris que le Sibérien va à la chasse de l'hermine et de la martre, que l'Egypte déterre ses momies, que le nègre plante des champs de cannes à sucre, que le chercheur d'or fouille les ruisseaux de la Californie; c'est pour Paris que Saint-Étienne fabrique ses plus belles armes, que Lyon brode ses plus fins tissus, que Marseille lance ses vaisseaux sur tous les océans ! Les velours, les guipures, les dentelles, les parfums de l'Orient, les pierreries de l'Inde, le vent tissé et brodé par les fées, les festons et les astragales de toutes les nations, Paris a tout cela, mais tout cela est disséminé à droite et à gauche, à l'ouest et à l'est, au nord et au sud de la grande ville. Le monde entier est dans Paris et Paris est dans l'Annuaire ; c'est là que vous trouverez rangées et étiquetées comme des fioles d'apothicaire toutes les professions, toutes les industries, toutes les merveilles. Vous verrez défiler, escadrons par escadrons, nos forgerons, nos architectes, nos hommes politiques, nos tisseurs, nos doreurs, nos imprimeurs, nos magistrats, nos orfèvres, nos littérateurs, nos joailliers, nos avocats, nos fleuristes, nos jardiniers, nos artistes. Nous avons huit cent soixante-deux avocats à la cour d'appel, messieurs, et quelque chose comme seize cent quatre-vingt-treize médecins, mesdames ! Avez-vous besoin de chaussures ? vous pouvez compter sur le zèle et le cuir de huit cent quatre-vingt-dit bottiers et cordonniers. Six cent soixante architectes sont toujours prêts à dresser des plans et des étages de moellons; supposez-les tous occupés, et voyez d'ici quelles myriades de phalanstères vont improviser tous ces artistes de la pierre de taille.
Si tu te promènes par les rues ou sur les boulevards en flâneur, ô Parisien de Paris, des départements ou de l'étranger, n'oublie pas que tu as toujours à ta disposition cinq cent soixante-quatre cafés et estaminets et six cent quatre-vingt-quatorze restaurants, ouverts à tous les estomacs et à toutes les bourses, depuis le restaurant de la Maison-d'Or, où l'on dîne à quarante francs par tète,jusqu'à l'établissement non moins célèbre de l'azard de la fourchette, dont l'addition ne peut jamais excéder la somme de cinq centimes ; tu trouveras encore sur ta route huit cent quarante-cinq marchands de vins en gros, quatorze cent soixante-dix-huit débitants de vins en détail, quatre cent quatre-vingt-quinze bouchers, cent quatre-vingt-huit charcutiers, six cents boulangers, sans compter deux cent cinquante-trois chaudronniers, trois cent quinze corroyeurs, six cent soixante ébénistes, six fabricants de queues de billards, vingt-neuf pédicures, quarante-cinq marchands de cirage, dix-sept fabricants de cartes à jouer, quarante-deux bureaux de placements, soixante quinze chocolatiers, six cent trente-lrois marchandes de modes, deux cent vingt-huit marchands de rubans, trois cent quarante-deux gantiers, trois cent trente-six fabricants de parapluies, cent vingt lapidaires; quatre cent dix-neuf fleuristes, et deux cent cinquante-deux pensionnats de demoiselles. Boarding School for young ladies, c'est ainsi que cela s'écrit et se prononce aujourd'hui en français.
Ce n'est pas tout, il ne faut pas moins de neuf cent trente-six tailleurs pour habiller Paris ; aussi Paris est-elle la ville la mieux vêtue du globe. Paris a un habit noir et un gilet échancré pour toutes les circonstances, pour aller à la bourse, au bal, chez sa maitresse et à l'enterrement. La province garde encore comme une tradition économique l'habit des dimanches ; Paris n'a que des dimanches dans tout le cours de l'année, et c'est pourquoi Paris a tant de tailleurs, sans compter les portiers, qui sont pour la plupart des tailleurs méconnus. On s'est beaucoup moqué de l'épicier, et l'on comprend tout de suite la jalousie qu'a dû exciter ce débitant élémentaire, qui s'est multiplié dans ces dernières années comme les pains de l'Évangile.
Plantez un épicier quelque part, il en poussera mille. Paris possède, pour le quart d'heure, dix-neuf cent soixante-treize membres de cette corporation formidable. Étonnez-vous, après cela, qu'un gouvernement qui reposait sur cette base se soit cru éternel ! Que l'homme de lettres ne se plaigne plus dorénavant de la rareté des éditeurs. J'ai compté les libraires parisiens: ils forment une phalange composée de sept cent quarante-cinq individus, plus disposés, il est vrai, à vendre des livres au, publie qu'à acheter des manuscrits aux auteurs. A défaut d'éditeurs, l'homme de lettres a sous la main quatre-vingt-deux maîtres en typographie et munis d'un brevet du gouvernement. Pour peu qu'il appartienne à une des quarante-deux sociétés plus ou moins savantes, telles que l'Athénée des arts, l'Institut historique, la Société entomologique, la Société asiatique, la Société phrénologique, la Réunion des enfants du délire, d'Apollon, etc., il sera bien malheureux s'il ne trouve pas un typographe qui consente à l'imprimer tout vif. pour son argent. L'artiste qui débute n'est pas non plus en droit de se récrier; il peut porter ses improvisations sur toile dans cinquante-trois magasins; les propriétaires de ces boutiques artistiques et de bric-à-brac sont toujours enchantés de pouvoir fournir des Murillo et des Rubens inférieurs, aux banquiers amis des arts, qui veulent décorer leur salon à l'aide de n'importe quoi. Enfin, sans vouloir épuiser toutes les catégories de cet Annuaire universel, qu'il me soit permis de dire au Parisien qu'il possède également trois cent dix-neuf marchands de bois et de charbon en gros ; quarante-deux fabriques de bougies diaphanes, cyrogènes, stéariques, célestes, du soleil, de l'étoile, du phénix, de l'éclipsé, de blanc de baleine, bougies de cire mélangée, bougies où il n'entre que de la cire pure et bougies où il n'entre que du suif. Paris compte encore cinquante-trois fabriques de bouteilles; trente fabriques de briquets phosphoriques, hydroplatiniques ou phlogosaides (où diable le grec va-t-il se nicher?); dix-huit chasubliers; cinquante-cinq marchands de chevaux; trois cent quarante-six couteliers; trois cent cinquante-sept graveurs, et soixante-seize crémiers ; et si le lecteur veut bien songer que je n'ai pas donné le quart de toutes les catégories industrielles contenues dans l'Annuaire, il peut se faire une idée de toutes les industries brassées pour le Parisien, de tous les commerces établis pour le Parisien, de toutes les professions inventées pour le Parisien, cet être caressé, choyé, adulé, et qui serait aussi le plus heureux des mortels s'il connaissait son bonheur et son Annuaire.
0 fortunatos nimium !
La partie la plus aride de ce livre est sans contredit la liste générale des adresses, et pour qui sait lire cependant, la lecture de cette liste offre encore un certain attrait. On est étonné que tant de gens qui ne sont ni parents ni alliés et qui ne se ressemblent guère portent le même nom et jusqu'au même prénom. J'ai eu la patience de compter deux cent soixante-trois Lacroix, cent quatre-vingt-sept Henry, deux cent trente-deux Bernard, cent quarante-trois Leblanc, quatre-vingt-six Lerouge et soixante-quatre Levert. Je ne parle ni des Legris, ni des Leroux, ni des Lenoir. Vous comprenez que dans ce vocabulaire, comme à la foire, il en est plus d'un qui se nomme Martin, Gautier, Garnier, François, Dupont, Bonnet, Barbier, Gérard, Lefebvre, Legrand, Legras, Legros, Lejeune, Leroy, Lambert sont plutôt des noms communs que des noms propres. En revanche, il n'y a guère que cinq ou six Hugo, quatre Sainte-Beuve, trois Berlioz, et un seul Lamartine. Je profile de la circonstance pour présenter mes compliments à Jules Janin et pour l'avertir qu'un de ses rares homonymes a l'audace de vendre des tripes à la mode de Caen, rue Montorgueil, n° 17.




Edmond Texier Critiques et récits littéraires. - Paris, Michel Lévy, 1853.


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