Un conseil d'hier pour aujourd'hui

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II

Je signale à mon pays l'avènement prochain d'un nouveau parti, le parti des gens modestes ; sous le gouvernement de Juillet, nous avions le parti des hommes sérieux. L'homme sérieux était un sage qui voulait arriver par la voie la plus courte, linea brevissima, la voie de l'insignifiance. Dans la rue, il portait un chapeau qui n'était ni trop neuf ni trop vieux, un habit dont la couleur était intraduisible, un gilet mixte et une cravate dogmatique. Il marchait posément, parlait peu, ne souriait jamais, et n'ouvrait la bouche que pour éternuer un petit barbarisme inédit, Il avait horreur de l'inconstitutionnalité, et trouvait que M; Barrot manquait de gouvernementabilité.
Pendant six mois, il faisait annoncer dans les catalogues un ouvrage destiné à produire la plus profonde sensation : Des théories parlementaires considérées dans leur rapport avec, etc, etc. Le livre ne paraissait pas, mais le titre avait produit son effet, et plus tard, l'homme sérieux se portait candidat à l'Académie des sciences morales et politiques, comme auteur d'un ouvrage qui aurait pu à la rigueur exister. Il était admis.
Ce qui distinguait surtout l'homme sérieux, c'était la tenue.La tenue était son cheval de bataille. La tenue consistait à affecter un air gourmé, à se vieillir l'esprit et le visage, et à faire semblant d'étudier l'économie politique. La révolution de février avait dissous ce parti; mais aujourd'hui il se reforme, les éléments dispersés se rapprochent ; les vaincus d'hier aspirent à l'empire de demain. Seulement, ils ont pendu leur vieux costume au vestiaire, et pour être à l'unisson de la politique contemporaine, ils ont endossé la défroque de la modestie.
L'homme modeste vit retiré, il ne veut rien, n'aspire à rien: il est profondément dégoûté de tout ce qu'il voit et de tout ce qui se passe autour de lui; ne lui parlez pas de dignités, de gloire, de fonctions publiques; il a donné sa démission de tout et n'aspire qu'au repos et à l'oubli : aux cœurs blessés l'ombre et le silence. Ce n'est pas qu'il méprise l'espèce humaine; mais il se sent incapable, et se range de côté pour laisser aux plus dignes le chemin libre. L'étude est sa seule distraction, et s'il va encore chez les ministres, dans les cercles politiques, partout où parade le monde officiel, c'est pour ne pas rompre du jour au lendemain avec des habitudes prises, et pour que son absence précipitée n'attire pas l'attention sur sa personne.
0 Athéniens ! j'ai vu l'homme modeste de mon temps, je l'ai examiné, je l'ai sondé ! Défiez-vous de lui, c'est un renard sous la peau d'un agneau !



Edmond Texier Critiques et récits littéraires. - Paris, Michel Lévy, 1853.

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