Tom Kromer et Ettore Settanni

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Les Livres de la Semaine

Les Vagabonds de la Faim, par Tom Kromer
Les Hommes gris, par Ettore Settanni

Les lecteurs de Marianne se rappelleront peut-être le goût que j'ai (à tort ou à raison) pour le roman picaresque : pour le roman qui découvre les dessous de la société, qui dévoile « l'envers de l'histoire contemporaine ».
Mais, pour découvrir ainsi les dessous des choses, il faut se trouver dans des conditions particulières. N'est, pas picaresque qui veut. Et ceci se rapporte à la nation aussi bien qu'à l'homme. M. André Maurois, avec sa lucidité coutumière. remarquait que l'on retrouvait aux Etats-Unis ls traits essentiels de la Renaissance. Or, le genre picaresque est un genre de la Renaissance. M. Tom Kromer, qui vient de publier en France, admirablement traduit par M. R. de Roussy de Sales, les Vagabonds de la Faim (1). est un Américain d'aujourd'hui et en même temps un homme de la Renaissance.
Le drame des États-Unis s'explique par le contraste entre une euphorie sans limites et la cruelle révélation de la misère : entre le sommet de la félicité humaine et les abîmes de la réalité humaine. Les Américains, pour beaucoup de raisons bien connues, n'avaient pas appris la réalité : ils l'imaginaient avec une aisance tranquille qui se parait des plumes de l'idéal. Survint la crise que vous savez, la misère, la détresse, ces milliers d'hommes répétés dans la boue et dans le désespoir. N'est pas désespéré qui veut, et l'habitude que nous avons du désespoir en Europe ne saurait nous arracher les accents qu'un désespoir nouveau, inconnu, imprévisible, arrache aux Américains. M. Tom Kromer a su trouver ces accents, et son livre est l'un des plus émouvants, j'oserai dire : un des plus réussis que le malheur ait inspirés à un poète.
Le titre originel est : Waiting for nothing, c'est-à-dire : Attendant pour rien, ce qui est équivoque. J'aimerais mieux : attendant rien. si la construction était française. Vous entendez ce que cela voudrait dire. Cela voudrait dire que des hommes, qui attendent quelque chose parce que c'est la loi humaine d'attendre quelque chose, attendent en fait le néant. La violence de leur surprise, la violence de leur fureur, proviennent justement de l'ingénuité de leur attente.
>Ces vagabonds de la faim sont des bourgeois devenus fous.
Le narrateur est un étudiant qui n'a plus le moyen de vivre. Il nous conte, au début, l'étonnante expérience d'un miséreux qui veut tuer et qui ne le peut, par pitié : « J'avais ce bâton au-dessus de sa tête, mais je n'ai pu l'abattre. Je suis un foireux. Je me rends compte que je suis un foireux. Si je n'étais pas un foireux, pourquoi est-ce que je tremblerais comme une feuille ? J'ai faim, aussi, et je mérite d'avoir faim. Un type qui n'a pas assez de cran pour se procurer de quoi bouffer mérite d'avoir faim. » Cet accent ne vous dit-il rien ? Ne reconnaissez-vous pas l'accent de Céline ? L'importante contribution de Céline à la littérature française contemporaine est de nous avoir fait entendre un accent que nos espaces restreints ne semblaient pas comporter.
La qualité principale de M. Tom Kromer (car, en littérature, les qualités ne sont point morales), c'est la férocité. Voici, par exemple, l'expérience religieuse du vagabond de la faim : « Les types s'arrêtent pile et paraissent tout drôles. Ils ne savent que faire. Mais que peuvent-ils faire ? S'agenouiller devant l'autel, il n'y a que ça à faire. Ce n'est pas pour le plaisir de leur donner une brochure en papier qu'elle les a amenés jusqu'ici. Elle les a amenés pour qu'ils s'agenouillent. Ils s'agenouillent. » Nous retrouvons là 'le meilleur ton, 1 le plus vif et le plus implacable, des Quevedo et des Smolett : un ton littéraire extra-littéraire, si je puis ainsi dire, qui n'est inspiré par aucune école, par aucun idéal, et qui atteint à la beauté par une sorte de hasard sinistre.
Ce que M. Tom Kromer a voulu exprimer, et ce qu'il a exprimé à merveille, c'est ce qu'on pourrait appeler la liberté d'esprit de la misère. Un homme assez malheureux pour n'avoir plus peur, pour n'avoir plus à respecter quoi que ce soit,: se découvre une étonnante objectivité. Il y a des aristocrates de la pauvreté comme, il y a des aristocrates de la richesse. Il y a des formes de désespoirs qui prennent un air de puissance.
M. Tom Kromer est un vrai romancier, et c'est un homme.
La littérature italienne (je l'observais il y a quelque temps à propos du roman de M. Moravia) est pleine de richesses subtiles, et d'une originalité qui mérite notre attention et notre respect. Il est intéressant de constater que les particularités politiques de l'Italie n'ont point gêné la libre expression de ses écrivains. Ou plutôt, afin de réserver toutes les possibilités, disons que certaines difficultés, au contraire, ont obligé les Italiens à rechercher des modes d'expression à la fois précis et nuancés. Les Hommes gris, de M. Ettore Settanni nous offre une excellente illustration de ce qui vient d'être dit.
Est-ce un roman ? Je n'en sais trop rien. C'est un roman; évidemment, pourvu qu'on convienne de dire qu'un roman n'a pas besoin d'être mis en scène. M. Ettore Settanni a horreur de la mise en scène. Il nous introduit directement, immédiatement, dans le cerveau de ses personnages, Il entend nous faire saisir, au hasard la chance, les modifications cérébrales des hommes et des femmes (surtout des femmes) qu'il se. refuse à nous présenter. Dans son intéressante préface aux Hommes Cris, M. Valéry Larbaud s'attend à ce que le livre de M. Ettore Settanni fasse penser à Joyce. Et il est certain que la construction est la même. Mais il est non moins certain que M. Ettore Settanni ne ressemble à Joyce que par une nécessité intérieure, par une de ces similitudes profondes qui excluent l'idée d'imitation superficielle.
D'autre part, il y a. dans le livre de M. Ettore Settanni .une espèce de gaîté lugubre qu'on ne trouve pas chez M. Joyce : « Rapetti, pour toute réponse, lui prit le menton. « - Tante, je t'ai dit : comme tu es bien faite », et sans plus il posa ses lèvres sur celles de la femme. « — Je ne ressens rien, dit-elle, les yeux clairs. » Et encore : « Bob (Bob reste toujours un diminutif) trouva comme d'ordinaire Carlo Brambiblia au café Morgano, où le silence, fait des nombreux couples de joueurs d'échecs, était écrasant. » Nous retrouvons là la note méridionale, la note italienne, ce je ne sais quoi d'impertinent et de discret, d'audacieux et d'un fou qui est un des traits les plus constants de la Commedia al' improviso.
M. Ettore Settanni mérite de retenir l'attention de nos lettrés. Il n'est pas d'une lecture commode, mais, justement, le courage avec lequel il a mené son œuvre à bien, le défi souriant qu'il nous. lance sans en avoir l'air, le désintéressement qu'il manifeste dans toutes ses lignes, sont de la meilleure qualité littéraire.

Ramon Fernandez.


Marianne, 14 Juillet 1937, rubrique "Vient de paraître".



Tom Kromer Les Vagabonds de la faim. Traduit de l'anglais par Raoul de Roussy de Sales. - Paris, Calmann-Lévy, 1937 ; C. Bourgois, 2000 avec une introdcution de Philippe Garnier ; Points Seuil, 2004, 190 pages, 6,10 € .
Ettore Settanni Les Hommes gris. Traduit de l'italien par Adeline E. Auscher. Préface de Valery Larbaud. - Paris, Rieder, 1937, 300 pages. Un projet de réédition est en cours dans le Sud de la France...


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