Petit manuel de la ville d'eau par André Dahl

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Voici les vacances !

Petit manuel de la ville d'eau

Indispensable à ceux qui y vont (pour s'y préparer), à ceux qui n'y vont pas (pour s'en consoler).

Demande. - Qu'est-ce qu'une ville d'eau ?
Réponse. - Une ville d'eau, c'est un robinet par lequel arrive de l'eau. Autour de ce robinet, il y a un grand crachoir qu'on appelle la buvette ; autour de la buvette, un grand bâtiment, mi-palais, mi-hôpital, qu'on appelle l'établissement thermal ; autour de l'établissement des docteurs ; autour des docteurs, de grands hôtels ; et dans les hôtels, de pauvres bougres qu'on appelle les baigneurs.
D. — Tout cela ne fait pas une ville ?
R. — Pardon ! J'oubliais... Il y a encore le magasin des souvenirs du pays, le bureau des autos-cars avec le plan en relief de la région, le casino et surtout la gare.
D. — Pourquoi : "surtout la gare" ?
R. — Parce que c'est le monument le plus important. On y va quatre fois par jour pour voir la tête des gens qui arrivent, pour attendre les journaux de Paris, pour regarder d'un oeil jaloux les rescapés qui s'en vont et pour digérer le repas du soir. Les baigneurs s'approchent des grilles, comme les bêtes dans les ménageries ; ils voudraient bien partir. Mais on les tient enfermés pour vingt-et-un jour.
D. — Qui ?
R. — Les docteurs ! Ce sont les seigneurs féodaux de la ville d'eau. Leurs noms sont affichés dans les hôtels, comme dans les chambrées la liste des officiers supérieurs. Ils habitent de belles villas avec de grandes plaques de cuivre qui brillent au soleil.
Attiré par l'éclat, le baigneur ouvre la porte ; il est dans le salon d'attente où des journaux de 1910 le rajeunissement déjà de dix ans. Le voici dans le cabinet du médecin, il s'assied... C'en est fait de lui ! Le docteur le fait déshabiller pour regarder l'adresse de son tailleur et savoir ainsi les honoraires qu'il pourra demander. Il lui trouve, après, vingt maladies que les sources guériront. Il rédige une longue ordonnance. Le baigneur s'en va content ; il n'a plus une minute à perdre. De course en source, tout son temps est pris.
D. — Entrez dans les détails.
R. — Il y faudrait des jours et des jours !
C'est le verre qu'il faut acheter, le peignoir-éponge, le bol à gargarisme, les pantoufles à piscine, le gant de flanelle, le bonnet de caoutchouc, l'écharpe pour la gorge, le molleton pour les reins, le taffetas pour le nombril et le linoleum pour les fesses, la canule spéciale, le cure-oreilles gradué et la brosse nasale. Tout ce que l'imagination de Diafoirus peut concevoir, tout ce que la crédulité d'Argent peut accepter, le baigneur doit se le procurer sans délai.
D. — Du mois, se senti-il soulagé ?
R. — Oui. Il est soulagé immédiatement d'un beau billet de cent francs. Après, il doit songer aux cartes.
D. — Quelles cartes ?
R. — Toutes les cartes. Dans la ville d'eau, les cartes sont indispensables : cartes d'abonnement à la buvette, aux douches, au casino, aux chaises du parc et à la pêche à la ligne ; cartes postales pour faire croire aux amis qu'on s'amuse dans le pays ; cartes au 1/320.000e pour voir à quel endroit exact le sentier pointillé se perd dans les bouses de vaches, et, enfin, cartes à jouer.
D. — Ces dernières ne sont peut-être pas très tuiles ?
R. — Elle sont indispensables. Seules, elles peuvent sauver le baigneur. Grâce à elles, il peut perdre dès le premier soir tout l'argent avec lequel il devait vivre pendant vingt-et-un jours. Alors, il rentre chez lui le lendemain, complètement guéri.
D. — La ville d'eau l'aurait peut-être guéri plus sûrement ?
R. — Non. La ville d'eau ne guérit pas ! Les docteurs le savent bien. Ils vous préviennent : "Vous savez ! Vous n'en sentirez les heureux effets que l'hiver prochain ! " Parbleu ! Ils s'en fichent ; l'hiver prochain, ils ne seront pas là pour y voir.
D. — Mais que mettre à la place ?
R. — Que mettre à la place ? Mais, monsieur, sommes-nous en France, oui ou non ? C'est bien simple ; Une ville de VIN ! Un Lyonnais de génie n'aura-t-il pas cette idée de créer une station où, pendant vingt-et-un jours, on fera une cure de bonne chère, avec buvette de Beaujolais, d'Anjou et de Pouilly ? Où les poulardes, les écrevisses, les truffes et les grillades à point redonneront aux malades le goût de vivre ! Où le costume ample et simple sera de rigueur ! Et où, surtout, les médecins ne pourront pas séjourner plus de deux heures ! Car, regardez-les ! Ils n'en boivent jamais, eux, des eaux ! C'est qu'ils savent que les Thermes, les Thermes qu'ils ont inventés, ne sont trop souvent que les termes... de la vie des clients.

André Dahl.

Le Merle blanc, 1er juillet 1922.


Et aussi : André Dahl Le Soleil ne se leva pas. — Talence, L'Arbre vengeur, collection Exhumarante, 2017.

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