† John Stewart

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Le photographe John Stewart vient de nous quitter.
Né en 1919 à Londres, il avait assez d'énergie pour qu'on l'imagine bientôt centenaire.
Reprise d'un portrait publié par le Préfet maritime (1) dans le Matricule des anges en 2006.



Le bushido du photographe

Elégant et costaud, John Stuart est un homme aussi sage que raffiné. Son visage de boxeur illuminé par des yeux d’enfant malicieux ne laisse guère ce qu’il a pu endurer. Pudeur et tact masquent chez lui une expérience terrible que la spiritualité orientale dont il est pétri et le code moral des samouraïs, le bushido qu’il a côtoyé de trop près, lui ont permis de surmonter.
Petit-fils de David Gestetner, l’inventeur de stencil, John Stewart est né en 1919 en Angleterre et a passé son enfance à Paris où il a suivi ses études au lycée Janson-de-Sailly. En 1939, il est en formation à la City lorsque la guerre éclate. Engagé, il se retrouve sur le Mount Vernon qui accoste le 13 janvier 1942 à Singapour, un mois avant la capitulation. C’est son premier pas vers l’horreur. Prisonnier avec les troupes britanniques, il subit d’abord l’ennui du camp où l’on s’ingénie à réinventer le briquet (à pied). « Certains se mettaient même à la lecture. » Il y rencontre Foujita de passage dans son curieux uniforme de peintre des armées japonaises (Tokyo l’avait réclamé aux Nazis). Ayant l’opportunité d’apprendre le japonais, John devient interprète, un rôle qui lui sauve la vie, celui d’intermédiaire indispensable entre les nouveaux maîtres et leurs victimes.
Car victimes il y a lorsque les volontaires anglais de la Force F partent en « wagon-riz » pour un camp lointain le 7 mai 1943. C’est un billet pour l’horreur : les Japonais les destinent à la construction de la ligne Siam-Birmanie, le « Chemin de fer de la mort » nécessaire à leur effort de guerre contre l’Inde. Le Mae Nam Kwae (le petit Kwaï), fut le théâtre de l’acharnement sadique de l’armée japonaise sur les prisonniers de guerre et les populations locales.
Pour John Stewart, c’est le début de trois ans et demi de captivité dans la jungle, sous la mousson qui tue, dans un air chargé de miasmes et d’humidité fétide. « Les éclairs silencieux d’un orage distant illuminaient la monstrueuse masse végétale qui nous engloutissait, tandis qu’une pluie battante et incessante noyait tout autre son. » Mais il y a pire… Au terme de son séjour au contact de la soldatesque nippone sujette aux coups de folie, il n’oubliera plus « le bruit des gourdins sur la chair et les os, les cris des coolies, l’horrible odeur de la maladie et l’insupportable témoignage de la cruauté de l’Homme. »
La « fourberie magistrale des Japonais », leur brutalité, leur sadisme atteignent des sommets au camp de Sonkurai. Décimés en outre par la maladie, fruit de la contagion et de la malnutrition, les soldats anglais succombent à la dysenterie, aux abcès, aux fièvres et au choléra qui tue comme le serpent-minute : « Le caporal en charge du bûcher ressentit les premières crampes à l’aube. Le soir son corps brûlait dans les flammes. »
Avant le Hollandais Loet Velmans (Retour à la rivière Kwaï, Phébus, 2005), John Stewart a choisi de revenir sur ses pas en 1979 pour retrouver les lieux de cette indéfectible horreur, affreusement riches de souvenirs funestes et sanglants, comme celui de ce prisonnier mal décapité qui survécut trop longtemps. Il remonte la rivière Kwaï jusqu’à ses affluents près de la frontière birmane et retrouve le fameux Col des trois pagodes. Kwaï n’est pas une page que l’on tourne aisément : en 1957 déjà, la 20th Century Fox l’avait engagé comme conseiller technique auprès de David Lean, le réalisateur du Pont de la rivière Kwaï, film tiré de la fiction de Pierre Boulle. Il vécut alors sur le tournage deux mois d’un ennui maussade. Indépendant cette fois, avec beaucoup d’humilité, une immense pudeur, et lorsque c’est possible avec humour, John Stewart a alors décrit le calvaire terrible de milliers d’hommes grâce à ses notes de 1943 dans Kwaï, deux voyages (1988), un livre aussi passionnant que son auteur est attachant.
La magie de John Stewart réside à l’évidence dans la dignité, les sourires à l’Homme et l’intelligence du monde. Sans forfanterie, grâce au précieux conseil d’un capitaine qui n’a pas survécu : « ne jamais perdre le sens de la vie, l’émerveillement d’être en vie » D’ailleurs, contre « Shikata ga naï koto » (l’inévitable), rien à faire, on ne peut qu’accepter son destin. Le sabre de l’élève officier Toyoyama qui siffla un jour au-dessus de sa tête aurait tout aussi bien pu la lui trancher. Depuis, le sage anglais ne connaît plus la peur.
De la Force F, Sonkurai est devenu le tombeau. Des mille six cents hommes qui s’y trouvèrent seuls cent quatre-vingt-deux d’entre eux regagnèrent l’Angleterre en 1945. Parmi eux, John Stewart qui reprend le fil de sa vie. De passage dans le sud de la France, il rencontre Henri Cartier-Bresson qui le pousse à devenir photographe. Ses portraits de Matisse, Braque et Picasso le lancent, il s’installe à New York où il devient un fameux photographe de mode pour Harper's Bazar ou Vogue, se consacrant à partir des années 1970 à son seul art. Ses natures mortes et ses portraits entrent dans les meilleures collections. Une rétrospective londonienne vient d’ailleurs de le saluer.
Que souhaiter désormais à John Stewart ? de la vie, il semble avoir tout eu… Quant à nous qui pouvons envier et craindre une si riche existence, nous nous souhaitons la chance de pouvoir visiter un jour une ample rétrospective de son œuvre photographique. Et notamment son célèbre portrait du boxeur Muhammad Ali (1977). Les institutions ne manquent pas qui de la photo d’art ont fait leur spécialité. A toutes fins utiles, indiquons leur qu’il reste un maître à présenter au public français.
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John Stewart Kwaï. Deux voyages. - Orléans, Nicolas Jenson, 2006.

(1) Précision aux amateurs trop emballés par les "communs" : le texte n'est pas libre de droit, il est ici gracieusement proposé à la lecture et ne pourra pas être utilisé (sur wikipédia, par exemple) sans l'autorisation de l'auteur.
Illustration du billet : © Christele Jacob, 2011.

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