Delvau bien une messe

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On n'a pas besoin d'aller en librairie pour le constater, le guide de Paris, la monographie sur Paris, le Paris du dessus, celui du dessous, le Paris de gauche, le Paris de droite ou du milieu, le Paris gay, le Paris triste (sordide) prolifèrent comme les méduses en été. Franchement, c'en serait lassant — ça l'est en réalité — si dans le tas ne se dénichait parfois quelques pages écrites, senties et inventives.
Heureusement Frédéric Vitoux nous distrait son Rendez-vous des mariniers (Fayard, 2016), tandis que le Dilettante réédite Le Vin des rues de Robert Giraud, ce grand bouquin des années Giraud-Yonnet-Clébert (Denoël, 1952-1954-1955). Ce vieux "truc" de Paris qui excite le bibliopole comme son maître, c'est la part de fantasme qui entoure la vie de la Capitale. Tout cela relève en effet d'un double aveuglement. D'abord le fantasme (très présent chez les régionaux, pour ne pas dire les provinciaux, qui, tels la Bovary, rêvent de vivre "plus"). Il laisse imaginer que des choses superlouches et superintéressantes, hyperrévélatrices de la modernité (tout ça quoi) se trameraient dans les replis d'ombre des rues parisiennes — or c'est cependant dans les régions que les clubs échangistes marchent le mieux... Ensuite, la vanité s'ajoute comme carburant de cette fascination un peu niaise. Et le snobisme. Celui de Parisiens qui se consolent comme ils peuvent du fait d'habiter dans cette ville de dingues surexcités, fatigués, énervés, exténués — ouais mais bon, ça bouge — et les poches vides (eh oui, le café coûte quand même deux balles au comptoir mes lapins). Fantasme et frime, un poil de goût bien français pour l'histoire anecdotique et vous avez l'explication de cette marée de livres sur Paris : un exotisme paradoxal.
L'histoire éditoriale et littéraire apporte également des clés si l'on se penche sur les écrits d'Alfred Delvau, magnifique auteur, chroniqueur entraînant, enfant d'une langue qui autorisait sa plume à la souplesse, à l'intempérance et à l'insolence. Sous une couverture qui assume un anachronisme jovial, les éditions Lurlure de Caen ont décidé de mettre en évidence ses Dessous de Paris, recueil de chroniques où le journaliste dévoile une part silencieuse mais impressionnante du Paris qu'on ignore, comme l'avaient fait ses prédécesseurs — qu'il cite, lui — Louis-Sébastien Mercier, Rétif de la Bretonne, Balzac, Nerval, Jacques-Antoine Dulaure, Georges Touchard-Lafosse et, last but not least, Alexandre Privat d'Anglemont lui-même, ce "plongeur de l'océan parisien" qui contribua avec ses Paris anecdote (1854) et Paris inconnu (1861) à lancer la mode de ces "Roret" de Paris, si l'on peut dire.
La maison Lurlure a raison de mettre en exergue cette phrase de Delvau :

J'aime la ville qui sera ma tombe comme elle a été mon berceau. Le dessus est charmant — le dessous est horrible.


Il ajoute :

Je ne suis pas né pour rien en pleine truandaille — c'est-à-dire en plein faubourg Marceau. J'y retourne sans cesse d'instinct — comme les libellules retournent au-dessus des étangs d'où elles sortent, comme les papillons retournent sur les fleurs où ils ont vécu chenilles. Il y a des gens qui comptent quatre cents ans de noblesse : je compte, moi, quatre cents ans de roture parisienne. (...)
Je vis bien tard pour raconter mes impressions de voyages, pour signaler les verrues, les aspects noueux et malsains du Paris que l'on essai d'habiller de neuf en ce moment (...)

On pourrait ajouter que cette ville fut aussi son bureau.
Ses Dessous sont une série de reportages magnifiques et vivants qui semblent passer au crible tous les lieux sombres et maudits où se déploient le mal-vivre et la misère depuis Bicêtre où l'on enfermait les fous jusqu'à la morgue en passant par tous les trottoirs de nom, les hauts-lieux de la bohème, comme ce cabaret de la mort, et tous les personnages curieux qui font de Paris une ville... exotique (que dirait-on de Londres à la même époque !) : les dîneurs de granit employés par les restaurateurs à faire leur promotion (une sorte de claque des restaurateurs), voire Monsieur de Paris, le responsable des fameuses Hautes-Oeuvres.
Et ainsi que Delvau le dit, "Vous avez dû remarquer, gentle reader" que certaines scènes valaient d'être décrites. Au point que ce livre de grand lettré, ami de Nadar, de Baudelaire et de tant d'autres, peut se relire de temps à autres, pour le plaisir des phrases délectables et des appréciations délicieuses.

Extrait

Il paraît que, tous les ans, quatre continents sur cinq ou six se cotisaient pour envoyer sur cette place le plus possible d'art, de cris, de cacatoès, de loris, d'amazones, de papesses, de perruches et de perruches — toute une armée ! Mais Dieu est juste — et le persil croit abondamment partout.
On y voyait aussi des cabiais, des lapins, des tortues, des serpents plus ou moins constricteurs, des cygnes plus ou moins de Norvège, des ibis plus ou moins d'Egypte, des renards plus ou moins bleus, des loups plus ou moins du Gévaudan... Ah, les lapins ! Les lapins ! Comme ces innocentes gibelottes m'attiraient ! Comme leurs longues oreilles si mobiles, leurs gros yeux ronds si idiots, leurs babines si mystérieusement émues m'intéressaient ! Je les contemplais souvent d'un oeil humide et attendri, et je suivais leurs évolutions inquiètes avec une sollicitude qui trahissait éloquemment mon appétit.



Alfred Delvau Les Dessous de Paris. — Caen, Lurlure, 180 pages, 18 euros

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