En marge de Cachées par la forêt : Helen Zenna Smith

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Les Femmes, la Guerre et l'Après-Guerre
par Rose Celli

Blessées de guerre, le nouveau livre de Helen Zenna Smith, qui nous avait donné, avec Pas si calme, l'un des plus émouvants témoignages de guerre, porte en anglais le - titre de Women of the Aftermath. Femmes de l'Après-Guerre ? Non, ce n'est pas suffisant.
L'après-guerre évoque à la fois le deuil et la délivrance, le chaos et les efforts pour en sortir. Il eût fallu, pour traduire Aftermath, un mot que nous n'avons pas, et qui eût signifié : après que tout est fauché, après que la terre a été rasée, dépouillée de sa moisson de jeunes hommes. Alors, au sein d'une génération détruite, les femmes, blessées et mutilées dans leur coeur, mais restées debout, se t voient mieux. Elles s'aperçoivent qu'elles comptent beaucoup, par leur nombre d'abord : « Nous sommes sept pour un homme » ; puis par la place insolite que les conditions de guerre leur ont donnée.
Remplissant, en Angleterre et à l'arrière du front anglais, tous les services civils ou auxiliaires, elles ont joui de l'indépendance matérielle, se sont délivrées et contraintes. Si près des champs de bataille, mais moins engagées dans l'action que les hommes, elles ont mesuré, avec une lucidité impitoyable, l'horreur et, plus encore, la bêtise de la guerre. Pour les dénoncer, l'héroïne, se plaçait, déjà dans Pas si calme, sur un terrain uni et pauvre, mais solide. Sans prétendre à une opinion philosophique, morale ou sociale; elle disait simplement : « La guerre est laide et sale, elle me dégoûte. v La. guerre finie, elle regarde - autour d'elle cette armée de femmes déracinées, tirées depuis quatre ans de leur douce torpeur, et qui ne veulent plus rentrer dans l'ombre ; elle se voit elle-même, condamnée à une pauvreté sordide, à la solitude ou à des contacts répugnants, et elle dit : « Il » faut que je change, et je n'ai pas de métier. C'est bien ennuyeux. On a donné à ces femmes les. places des hommes, et maintenant on veut les leur reprendre ; • c'est bien dangereux. »
Ce sont là des positions peut-être étroites pour y établir les données d'un problème, mais les limites en sont délibérément .voulues par l'auteur, tant elle .'se méfie de la sentimentalité et du verbiage. Pourtant, à la longue, à travers quelques éclats de sombre ironie, quelques accès d'argumentation, et de nombreux tableaux cruellement éclairés, le problème de la femme d'après-guerre se trouve fermement posé.
Un problème nouveau ne se pose qu'après une révolution spirituelle. Or, la femme, seule, a opérée ou plutôt, a vu s'opérer en elle une pareille révolution.
La place "de l'homme dans le monde, la société, la famille, n'a pas changé depuis des millénaires. La. femme, non seulement occupe, à l'intérieur des groupes, une place nouvelle, mais encore, ce qui est plus grave, a déplacé, renversé dans son propre esprit presque toutes les valeurs. Le mouvement, commencé une vingtaine d'années avant la guerre, a trouvé en 1914 des conditions qui lui ont donné un caractère brusque et radical. Dans l'universel chaos, le sens de cette révolution a échappé, mais, la guerre finie, il fallut se rendre à l'évidence : le véritable vainqueur - de la guerre, c'était la femme. Elle avait conquis droit de cité.
En Angleterre, où les cadres et les règles étaient plus rigides, le choc fut dur. La jeune .fille de ta bourgeoisie anglaise était partie en guerre avec ardeur, entraînée par sa. générosité, son humeur sportive, la tentation de fuir les contraintes familiales; sociales, religieuses, poussée aussi par le patriotisme effréné des gens âgés, par une véritable hystérie patriotique, dont il n'y eut én France que de rares exemples.
Ecoutons ce que dit, en 1918, la jeune fille anglaise qui s'était engagée avec tant d'enthousiasme « pour la durée de la guerre - :
« Hommes, il nous faut vos places.
« Nous avons été rudoyées, abruties, gelées et affamées. Nous nous sommes vautrées dans la boue, le sang et l'ordure. Nous avons appris à boire, à jurer, à blasphémer avec les pires d'entre vous.
Nous avons eu avec vous de louches relations sexuelles, non parce que nous étions vicieuses, mais parce que nous étions tragiquement jeunes, et que nous voulions prendre de la vie tout ce que nous pouvions, de peur de n'être plus vivantes le lendemain. Enfin, nous en sommes arrivées à ne croire à rien, ni à Dieu, ni à l'homme, vivant au jour le jour, tout endurcies, tête dure, cœur dur, ne gardant rien qu'un tout-puissant mépris pour l'hypocrisie et le faux-semblant. Endurcies, incrédules, sans illusions, voilà comment nous en sommes sorties, nous. Quelques-unes. naturellement sont mortes. Des veinardes. D'autres ont senti avec tant d'acuité que la source de leur sensibilité s'est tarie. Des veinardes aussi. D'autres ont perdu le désir de vivre, mais elles continuent, parce qu'elles ne voient pas comment en finir. Pour celles-là, nul espoir. Mais la plupart sont bien vivantes, et étrangement surexcitées, infatigables, débordantes d'énergie, incapables de rester en repos. Du travail, du travail, du travail. ou nous "allons devenir enragées ! Donnez-nous les places des hommes ! Nous pouvons faire leur travail aussi bien qu'eux, et nous n'y renoncerons pas sans lutte. »
La position, .encore une fois, est étroite, et volontairement limitée à des conditions matérielles. Mais, de même que dans Pas si calme, Helen Zenna Smith ne fait jamais appel au tendre cœur des femmes, pour condamner la guerre, mais laisse pourtant comme malgré elle, de la pitié crever par endroits la carapace de boue et de sang durci ; de même, dans Blessées de guerre, le vrai problème, que je qualifiais de spirituel, et qu'elle évite par une étrange pudeur, finit par se faire jour : la femme, sous l'éclairage affreux de la guerre, a pris * conscience, non seulement de ses forces, mais de sa profonde nature. La guerre a été la faillite de la civilisation, non de la conscience. Nelly se félicite de n'être pas la petite bourgeoise niaise et hypocrite, la petite bête domestique gâtée qu'elle était, sans la guerre, destinée .à devenir. C'est donc qu'au milieu des pires désastres, elle s'est enrichie d'un élément nouveau. La guerre a hâté l'évolution intérieure de la femme, et elle a imprimé un rythme encore plus rapide, presque révolutionnaire, à ses conquêtes extérieures. De la différence des deux rythmes, celui d'une évolution, accélérée, mais naturelle, et ayant son origine dans les trente années qui ont précédé la guerre, l'autre, vertigineux, et né de conditions anormales, de cette différence vinrent l'inquiétude, l'angoisse, le déséquilibre qui ont marqué, surtout en Angleterre, la jeunesse d'après-guerre.
Chez nous, les choses n'eurent pas tout à fait le même aspect. Les jeunes filles françaises ne sont pas parties en guerre. A Londres, des fillettes de seize ans se sauvaient de l'école pour essayer de se faire engager. Pour moi, je me rappelle nos conversations de lycéennes. nul. délire patriotique, nulle envie de quitter nos livres,, qui nous apparaissaient, au contraire, comme un refuge, une oasis au milieu d'un mortel désert. L'une de nos répétitrices ayant suggéré, un jour, de ne laisser fonctionner que les classes primaires et de verser tous les écoliers de France, âgés de plus de treize ans, dans les services civils, ne rencontra parmi nous que de la gaîté mêlée de. colère et de mépris.
Notre zèle se borna à transformer une cour pierreuse en jardin potager.
Encore, les pommes de terre n'y voulurent pas même germer : seules les capucines v furent prospères.
Cher nous, dès avant 1914, les jeunes filles de la petite et moyenne bourgeoisie, acceptaient, chérissaient l'idée du travail indépendant. De plus, elles ne subissaient pas les entraves d'une éducation puritaine. Moins sportives, moins résolues en apparence que les jeunes filles anglaises, elles étaient plus affranchies. Enfin, elles se tinrent généralement assez loin des champs de bataille.
La guerre terminée, leur progrès, à la fois vif et mesuré, continua. En France, la femme, bien qu'elle n'ait pas encore tous ses droits civiques, est profondément, si naturellement engagée dans la vie morale, matérielle, spirituelle du pays, que le problème posé par Helen Zenna Smith et par quelques autres se trouve ici, malgré l'apparence, virtuellement résolu; car je ne crois pas qu'il y ait dans le monde un lieu où les hommes aient accueilli plus sincèrement et avec plus d'estime et d'amitié la pensée et le travail des femmes.

Rose Celli


Marianne, 15 août 1934


Helen Zenna Smith est le pseudonyme collectif de Winifred Constance Young qui avait tenu un journal méticuleux de sa vie au front, et d'Evadne Price, comédienne, astrologue, romancière australienne (1888-1985). Le récit des années d'infirmerie militaire de W. C. Young, Pas si calme a été réédité par les éditions de Fallois l'année dernière dans une traduction de Daphné et Henri Bernard (240 pages, 19 €).
Blessées de guerre, le livre évoqué par Rose Celli a été probablement été traduit par elle-même, Brua étant son patronyme, pour le compte des éditions Gallimard.
Reste un livre intitulé Le Convoi (Librairie du travail, 1934) qui n'a pas été retraduit ou republié.

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