Marguerite Grépon est morte il y a trente-six ans

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Le féminisme féminin
Quelle chose exquise qu'une conférence de Mme Marguerite Grépon ! C'est un feu d'artifice où crépitent les étincelles d'un esprit malicieux ! Telle était mon impression en écoutant cette conférencière-née qui sait ouvrir la porte d'où les idées s'échappent...
Et voilà que le Féminisme n'a plus rien de rébarbatif ni d'austère. Il n'est plus une religion pour vieilles filles acariâtres ou « bréhaignes honorifiques », comme l'écrivait aimablement il y a quelques semaines notre confrère La Fourchadière. Avec Marguerite Grépon, c'est « la parole d'alliance entre les femmes », un mouvement humain dont la devise sera : « Place à la valeur, partout où elle se trouve. » Les lieux communs sont morts et morts aussi les arguments périmés de nos adversaires parmi lesquels ceux de nos honorables Pères Conscrits du Sénat, qui ne veulent pas se rendre compte que les choses ont beaucoup changé, depuis le temps de leur jeunesse !
C'est sous l'angle psychologique que la conférencière l'envisage, tout d'abord. Elle le définit : « Une tendance de la femme à ne plus exclusivement compter sur l'homme pour édifier sa destinée », à ne plus subordonner toutes les valeurs au choix, à la décision, à l'arbitraire de cet homme.
Et je songe aux livres si denses de pensée et d'une richesse d'observation si rare que nous a déjà donnés la jeune romancière. Ne nous montrent-ils pas de façon émouvante l'éternel conflit : duel du coeur et de la raison, sensibilité féminine et égoïsme masculin, attachement instinctif des unes, caprice des autres ?
Vous souvenez-vous de Maxence, l'héroïne du livre qui porte son nom et qui n'était autre qu'une petite provinciale mal préparée à la grande aventure de la vie, cette aventure « où il faut manger trois fois par jour ». Maxence, pauvre et écoeurée du mariage de raison qu'on veut lui faire contracter « par-devant notaire » et pour lequel son coeur ne sera pas consulté. Le mariage, dans ces conditions, n'est autre qu'une « association d'intérêts alimentaires », d'où le seul hôte désiré, l'Amour, se trouve hélas ! banni. Et malgré le désir qu'a la jeune fille de quitter la vie terne et recluse qui est la sienne, elle se révolte et tente d'échapper à son destin. Souffre-douleur d'une société qui n'est pas tendre envers la jeunesse, qui oublie que « dans le mot jeune fille, il y a le mot jeune », « elle devrait naître à 60 ans pour contenter les justicières ».
Comme Mme Grépon les connaît bien, ces jeunes filles de grande ou de petite bourgeoisie de province, qui furent élevées dans la seule attente du mariage, tandis que les parents se « saignaient aux quatre veines » pour faire instruire le fils, en ville et dans les facultés. Celui-ci se mariait ensuite au-dessus de sa condition, la soeur, restée sans patrimoine, se mariait au-dessous. Mal ou pas du tout, tel était son lot, trop souvent. La mésalliance spirituelle, les concessions d'éducation, ont été courantes dans cette classe. Pour peu que la jeune fille se soit posé la question : « Pourquoi mon frère est-il du côté des forts ?» et qu'elle se soit répondu : « Parce qu'il a fait fructifier son intelligence et qu'elle lui a assuré des moyens d'existence », elle a conclu : « Je ferai comme lui. »
Ainsi le féminisme est né dans les familles -où les filles n'épousaient pas l'équivalent - du type social de leur père et de leurs frères ; où elles étaient, sinon mieux douées, du moins aussi bien que les hommes, et où elles avaient besoin d'un reclassement dans le sens des valeurs individuelles; ceci, pour lutter contre l'éternel classement par la fortune, la naissance, la beauté, tous privilèges sur lesquels elles n'avaient aucune action.
Voilà pour le moins une idée qui rend un son neuf. C'est le talent de Mme Grépon que de faire réfléchir qui l'écoute. L'intelligence aiguë de l'auteur de Ruptures nous avait habitués à ces formules saisissantes d'où toute banalité est exclue. Et ne sommes-nous pas en France au pays des femmes de bon sens et d'énergie ?
Aujourd'hui, le métier est devenu une dot et il est assez piquant de constater que si les hommes se montrent antiféministes à l'égard de leurs épouses, ils sont par contre féministes pour leurs filles.
Le XXe siècle, que Lucien Romier appelait si joliment le siècle de la « promotion de la femme », a donc créé un type humain nouveau. L'ancienne société n'en connaissait qu'un : l'épouse, et selon le rang, la femme du monde ou ménagère. Et que faisait-elle des sujets supérieurs ? Volontiers, on qualifie les femmes de « réceptrices », on ieur accorde une supériorité dans le domaine affectif, mais n'y a-t-il pas parmi elles aussi des « émettrices »? A celles-là, le Féminisme a ouvert des débouchés. Il a permis aux personnalités de premier plan de se développer et de jouer dans la vie un rôle nouveau. L'élite intellectuelle qu'elles constituent, n'avance pas sur une route sans obstacles et la carrière est hérissée de difficultés. Concurrence dure et âpre, lutte courageuse où leurs nerfs et leur coeur les desservent souvent. Et les hommes, n'ayant pas nécessairement le goût des femmes supérieures, mais bien plutôt celui des complémentaires, elles risquent de rester des isolées. Il y a là un fait bien typique : jadis, les femmes seules étaient des faibles, aujourd'hui, ce sont des fortes.
Mais après avoir étudié le Féminisme dans les mœurs, la conférencière l'étudié devant les Lois. Que fait-on pour protéger ces vaillantes, qui ont l'orgueil et la joie de ne demander qu'à elles-mêmes le pain quotidien ? Ne serait-il pas juste que la concurrence fût loyale, que sur le terrain où les deux sexes s'affrontent, le fair play fût pratiqué sans fiefs masculins dans les carrières, sans privilèges, ni handicaps ?
Mais les lois, faites par les hommes en des temps déjà anciens — le Code Civil n'est-il pas plus que centenaire ? — ont réservé un traitement de faveur à l'homme tandis qu'elles condamnaient la femme à la servitude. Mariée, celle-ci est en tutelle de son « seigneur et maître », elle est mineure et frappée d'une incapacité juridique. En conséquence, l'administration de ses biens lui échappe et elle a tout juste les droits de l'enfant, du criminel ou du fou. Et quel crime, grand Dieu, que celui d'avoir contracté mariage ! Cela ne méritait point, semble-t-il, pareil châtiment ! Pourtant, même sous un régime de séparation de biens, la femme ne pourra aliéner, hypothéquer un immeuble lui appartenant, accepter une succession à elle échue. Mieux, elle ne pourra obtenir un passeport sans autorisation maritale, avoir un coffre en banque, signer des chèques, etc.
Et la mère n'est guère mieux traitée que l'épouse ! Au père seul appartient l'autorité sur les enfants, à lui seul le droit de correction, la mère n'est pas même consultée.
Si la femme est contribuable, sans que M. le percepteur, que je sache, use à son égard de douceurs particulières, elle n'a pour cela pas voix au chapitre et n'a qu'un seul droit : celui de payer sans murmure.
Le Féminisme, on le voit, n'est pas un crime. Il correspond à un besoin de notre époque, il répond à une logique stricte : des droits correspondant aux devoirs. La question n'est donc pas de savoir si, oui ou non, la femme est l'égale de l'homme. «Egale en valeur différente, dit Marguerite Grépon, comme un bleu ardent peut être égal à un rouge tandis qu'un rouge n'est guère égal à un rose pâle. » Et voici, en effet, la conclusion.
A travers ces notations psychologiques extrêmement nuancées, nous retrouvons la romancière subtile de « Poursuites », "La voyageuse nue », « Maxence », « Ruptures ». Un esprit d'une exceptionnelle finesse, éclairé de raillerie moqueuse, d'humour et de lyrisme contenu. Adroitement, elle lance ses flèches, et elle les lance avec tant de grâce et de souriante bonhomie, qu'on ne peut se fâcher d'en être atteint. Flèches et coups de sonde aussi dans les âmes les plus fermées, car le jeu psychologique passionne l'auteur, on le voit. Grave analyste des âmes, parfois mordante, jamais quelconque, elle est de celles dont on dit * Cela me plaît » ou « Je n'aime pas cela », mais non : « Ce n'est pas mal. »
Et nous sentons que par les aperçus vraiment nouveaux qui nous ont été donnés, le Féminisme a été revigoré et rajeuni. Un vent frais a soufflé sur le stade. Tout est concret, vivant, joyeux. Déjà dans le clair matin du triomphe, nous entendons battre les oriflammes...

Renée Jardin



La Femme de France, 1934.


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