De la misogynie dans les lettres (2)

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Timide essai de réhabilitation des femmes de lettres

Une romancière peut-elle aimer son mari, ses enfants et faire la cuisine ?
Un jour, une enquêtrice impitoyable posa à René Bizet cette question :
— Epouseriez-vous une femme de lettres ?
Et René Bizet de répondre — Dieu sait cependant si ce confrère est pourvu d'un cœur délicat :
— J'épouserai une femme de lettres quand je voudrai que tout le monde sache comment je fais l’amour !
Ce mot féroce. d'un mâle sensible vous prouve à quel point les hommes nourrissent des idées préconçues sur les femmes de lettres.
Aucun genre de travailleuses sociales — Mesdames — n'est jugé plus sévèrement par l'espèce humaine. Et cependant !
J'étais l'autre soir chez une jeune femme exquise qui, comme moi, gagne sa vie avec son stylo inspiré.
Je l'ai trouvée encadrée de deux adorables gosses. Charlotte — elle s'appelle Charlotte comme une héroïne de Werther et Rabette par surcroit — Charlotte a trouvé le temps d'être maman. Maman, cela ne serait pas un litre original en somme, mais ce qui l'est bien, c’est que cette femme de lettres est une éducatrice : une toute moderne Mme de Genlis.
Je l'observais sans avoir l’air, car je m'y connais un peu dans ce difficile métier. Les mères abondent, mais les mères éducatrices, il n'en est pas à la douzaine, comme chacun sait. C'est un état où la bonne volonté d'une femme ne se maintient pas longtemps. Et quand j'aurai dit que Charlotte mène de front la conquête d’un mari exigeant et celle de ses deux petites filles, je ne sais pas si je me serai fait assez comprendre.
Les petites filles de Charlotte sont heureuses de vivre. Elles ne pleurent jamais. Tous les jours sont de beaux jours pour elles, car la mère est ardente à comprendre le trésor secret de. ces âmes d'enfants.

Ecoutez cette mère éducatrice :

« Joëlle ne ment pas. Elle arrange la vérité pour la rendre drôle, parce que la vérité n'est pas drôle, n'est jamais assez drôle pour une Joëlle. »
Que de drames, que de révoltes, que de peines infinies d’enfants n'ont pour cause que, celle grande raison : « Maman ne me comprend pas »
Ecoutez encore :
« On pourrait, par la simple étude des mots inventés par un enfant, dire son caractère. Toute la psychologie de l'enfant est dans les mots qu'il crée. » Même élevés par les mêmes cœurs, pas un enfant ne ressemble à un autre.
Charlotte, qui n'est pas une éducatrice issue de Sorbonne, sait cela.
« A l’âge où Joëlle réclamait à manger en criant : Marmangé (un mot inventé par la fillette, mot digne de Gargantua, mot évocateur de franches lippées) Danie, sa soeur, assise entre papa et maman, demande à chacun une main et les tenant bien serrées contre elle, dit simplement :
— Amour !
"Et ce fut tellement grave, tellement beau, ce mot prononcé pour la première fois par cette, bouche de bébé que des larmes se confondirent dans les mèches blondes.
Mais, vous qui rêvez d'être des mères inspirées tout en demeurant l'amoureuse de l'époux, lisez donc ce livre étonnant, suggestif, révélateur, ce que j'ai trouvé de mieux jusqu'ici comme manuel d'éducation maternelle : Nous, Mamans, par Rabette (1).
Et maintenant, je me replonge dans l'ambiance de cette soirée bénie. Les enfants couchées, nous nous mîmes à table. Charlotte, qui est une érudite cuisinière avait, pour nous, inventé des plats.
Son mari avoua sans ménagements qu'il ne s'en sentait pas pour la crème de crevettes.
Il était fameux cependant, ce potage. Et voilà qu'au lieu de dire, — comme 999 maîtresses de maison sur mille n'y auraient point failli :
— Mon ami, tu n'y entends rien !
Charlotte enchaîna simplement :
— Mon chéri, j'ai composé ce potage en pensant à mes invités ; mais ensuite, il y a un pilaff que j'ai confectionné en pensant à toi !
Et moi qui écoutais, cela, je n'étais pas sûre, ce soir-là, que le service des lettres n'aide — en dépit des calomniateurs — à la pénétration subtile des êtres, de ceux qui ouvrent leurs yeux neufs sur la vie et de. ceux qui se croient très avertis parce qu’ils ont beaucoup rêvé.

Blanche Vogt

Comoedia, 8 mars 1934.


(1) Charlotte Rabette, Nous, mamans. — Paris, E. Flammarion, 1933.

Illustration du billet : Kupka, Le Bibliomane, 1897.

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