Blanche Vogt dîne chez le bistro (En marge de Cachées par forêt)

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Faut-il dîner chez le bistro ?

C'est, dit-on, la faute à la crise. Les bistros sont à la mode.
— Qu'est-ce qu'un bistro ? Sans aller en requérir à Francis Carco, nous savons qu'un bistro, c'est un restaurateur à l'usage du brave monde ouvrier. Si bistro vient de bistre, ça veut dire que c'est un établissement couleur sale. Entre nous, le mot ne me ferait pas tellement peur, si je ne voyais le bistro sous l'apparence d'un comptoir habillé de zinc, sur lequel se pressent des verres d'eau de mort.
J'allais donc dîner chez Marise qui m'apprit :
— N'enlève pas ton manteau. On sort : on dîne chez le bistro !
Et elle ajouta tout de suite :
- Un bistro qui fait un lapin étonnant. Et tu sais, on mange dans de grosses assiettes de faïence, à même le marbre de la table.
— Comme au lycée ! Ça est si froid aux mains et même à l'œil, le marbre !
Je comprends le marbre devenu dieu ou cuvette, ou plutôt piscine ; mais le marbre-table devrait être réservé aux sacrificateu'rs du siècle pour exposer leurs victimes.
— C'est amusant au contraire ; tu nous ennuies avec ta littérature et tes dégoûtations. Allons-nous en ; tu auras l'occasion de faire, en dînant chez mon bistro, quelques études de mœurs. Et il y a un petit beaujolais !
- Mais Marise, tu n'es pas habillée - moi non plus — pour nous asseoir chez ce simple fricoteur.
— Nous allons au Casino de Paris après le repas. Alors tu comprends ? Au surplus, jusqu'ici, les gens qu'on frôle là-dedans sont des travailleurs et beaucoup moins grossiers qu'on le dit. Quand on aura « lancé la boîte », Ça changera. On y verra des gens du monde. Pourquoi prends-tu cet air de moraliste ?
- Marise, est-il bien honnête d'aller s'asseoir au banquet de ceux qui peuvent tout juste consacrer cinq ou sept francs à leur repas ? Si la mode s'en répand abondamment cet hiver, l'invasion des gens qu'on dit « bien » va ravager l'état moral des bistros. Le prix des portions ira augmentant. Ta présence mondaine en cette salle à manger banale est en quelque sorte un danger social.
— Je n'ai pas le droit, en République, d'aller manger des moules ou du gras-double avec dés terrassiers ?
— Tu auras ce droit quand tu seras terrassière.
— Seigneur ! écoutez-la, cette espèce de disciple d'Aristote. Tu vas certainement encore nous parler du « juste milieu » !
- Oui, Marise, car il faut bien en revenir là. Le défaut social, le manque de vertu civique, c'est l'excès, aujourd'hui le snobisme. Quand tu buvais trois cocktails par après-midi, tu ne gâchais que ta santé ; puisque tu ne veux plus être mère. En allant troubler par ta présence les âmes simples et dévorer le ragoût des humbles, tu obéis à un sentiment équivoque : est-ce le désir de dépenser peu ou celui d'étonner le pauvre monde ? En tout cas, cette frénésie pour le bistro ne me parait point noble du tout.

Blanche Vogt


Comoedia, rubrique La Femme et le Monde. Petits problèmes parisiens?


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