Blanche Vogt ne fume point (en marge de Cachées par la forêt)

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De George Sand au snobisme, ou la folie malodorante du tabac

La charmante artiste Odette Dulac m'écrit pour me conter une visite qu'elle vient de. faire chez les Dames intellectuelles. Vous avez deviné qu'il s'agit d'un club. Ce club est né des généreuses inquiétudes conjuguées de Mme Aschberg, femme du consul supérieur de. Suède, et de Me Yvonne Netter.
Le club qui donne à déjeuner pour six francs est un des rares clubs féminins qui aient un domicile. Il loge au quatrième étage d'un immeuble du boulevard Montmartre.
Sur l'initiative de Me Yvonne Netter, Odette Dulac s'en fut donc prendre une tasse de thé au Foyer-guide féminin. Hélas ! dès l'entrée, notre amie se sent noyée dans une poussée de gaz asphyxiants. Elle tousse ; elle pleure ; elle suffoque ; mais comme elle est brave, elle traverse tout de même le nuage odorant. M* Yvonne Netter vient gentiment à la rencontre de l'arrivante.
— Mon Dieu, ce club est une tabagie ! remarque Odette Dulac. Vous admettez donc les fumeurs de pipe ?
- Oh ! pas du tout, répond Yvonne Netter, nous sommes entre femmes.
C'est l'heure de. la cigarette, et voilà tout !
— On fumait partout, me rapporte Odette Dulac, non seulement dans la salle à manger en prenant le thé, mais aussi dans le salon en bavardant, dans la bibliothèque en consultant les journaux. Je demandai le petit coin des non-fumeuses. On me répondit par le plus courtois, mais le plus étonné des sourires. Et Yvonne Netter, désolée, mais aux prises avec les réalités de la vie et du club, me conseilla gentiment de ne plus revenir si vraiment la fumée de tabac me fait quelque effet fâcheux.
— Elle m'intoxique, lui dis-je, et elle fait puer mes fourrures !
- Quelle horreur !
- Oui, pour sûr, c'est une horreur ! Je préfère fleurer mon parfum choisi !
— Quelle horreur, ma chère, de parler comme vous le faites ! Vous pensez bien qu'ici, où les femmes sont reines et tout à fait entre elles, notre directrice ne va pas leur imposer de s'arrêter d'en griller plusieurs !
« Depuis ce jour-là, conclut Odette Dulac, je me représente les « travailleuses intellectuelles », le stylo dans une main et le rouleau de « caporal » dans l'autre ! »
— Ma chère Odette Dulac, c'est George Sand qui a commencé. En fumant autant que cette grande patronne des lettres féminines, les romancières de ce temps s'imaginent, sans doute, attraper un peu de son talent. Et d'une! Et puis il y a aussi une question, sinon de snobisme, du moins d'émulation. Une femme qui ne fume pas se fait remarquer. Pour une qui y trouve vraiment du plaisir, comme Lucie Delarue-Mardrus qui s'en fera mourir, combien d'autres qui ne fument que pour faire de ravissants petits gestes de marionnettes ! Il paraît que la cigarette fait valoir la main et l'ongle, et, naturellement, la bouche. Comme les femmes soufflent et rejettent la fumée dès qu'elles l'ont tirée de l'herbe à Nicot, elles s'imaginent que le mal n'est pas grand ni pour les dents ni pour la gorge, ni pour l'oeil, ni pour le cœur, ni pour la voix. Vous me dites, chère Odette Dulac, qu'après le tabac le baiser d'amour ne peut pas gagner en volupté. C'est peut-être qu'une femme qui occupe sa bouche à fumer se console ainsi de ne savoir l'employer autrement.
C'est peut-être aussi qu'avec le féminisme triomphant nous trouvons prétentieux et exagéré qu'un monsieur qui sent le cigare refroidi ose exiger de sa compagne une bouche pure.
Pour finir, laissez-moi vous conter une petite aventure bien moderne, laquelle vient d'arriver à une dame de ma connaissance. Denise fume dans la rue,.. Pas dans n'importe quelle rue... Mais tenez, Denise ne manque point d'allumer son tabac fin dès qu'elle a franchi les chevaux de Marly, en tournant le dos à l'Obélisque. L'avenue des Champs-Elysées est excellente, parait-il, pour, les dames qui fument en marchant. Là, la cigarette de Denise sème un petit parfum de curiosité ; mais point d'odeur de scandale.
Hier, comme Denise tirait sur son « Abdullah », un pauvre bougre vint à passer, un homme qui n'est pas de ceux que Denise a l'habitude de fréquenter. Cet homme suçait un mégot froid. Il aperçut Denise plus fumante qu'une cassolette, Alors, voilà l'homme qui s'amène d'un pas désenchanté vers l'élégante.
- Du feu. dit-il
Eh bien ! Denise ne recula pas. Elle tendit son fume-cigarette d'écaille. Elle l'approcha. Et le gueux emprunta à cette braise de luxe un peu d'ardeur pour son débris impur. Et voilà ce que peut réaliser la sainte fraternité des fumeurs !

Blanche Vogt.



Comoedia, La Femme et le Monde. Manies du jour, 30 novembre 1933.
Illustration du billet : Yvonne Netter (Photo G.-L. Manuel frères).

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