En marge de Cachées par la forêt : Hélène du Taillis

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Les revendications des moineaux de Paris

Il y a une catégorie de citoyens qui, depuis pas mal de temps déjà, se sont, à Pa;ris, mis en grève ; mais comme leurs manifestations n'ont pas encore troublé la vie 'publique, comme, de plus, ils ne sont pas affiliés à la C. G. T. et ne connaissent de la Bourse du travail que l'extérieur, ces grévistes sont également ignorés de la police et des journaux.
Pourtant, quelques Parisiens, des amoureux, des badauds, des poètes, se sont bien aperçus que les moineaux avaient déserté leur bonne ville. Autrefois, sur les boulevards et dans les rues où la circulation est le plus active, ,on voyait les pierrots s'abattre effrontément sous les pieds des chevaux. Les toits étaient le quartier général où, revenus de leur périlleux voyage, ils s'installaient pour manger leur butin.
Aujourd'hui, parmi l'encombrement des rues, n'y a-t-il même pas la place d'un moineau que plus un ne s'y aventure ? Sur les toits, on n'en voit guère davantage. Les moineaux vivent maintenant à l'étroit sur les arbres des squares et des jardins qui représentent, très pauvrement, la campagne, Les heureux ont pu s'installer aux Tuileries, où ils jouissent (les bonnes rentes qu'un philanthrope sert sous forme de mie de pain ; mais les autres doivent se contenter de ramasser les miettes que les enfants turbulents laissent tomber de leur goûter : c'est une preuve que le régime égalitaire n'existe pas non plus dans le royaume des oiseaux.
Cependant, tout cela pourrait bien changer. Un vieux pierrot que la nostalgie ramène chaque jour sur le toit de sa jeunesse me l'a dit. Et ne croyez pas qu'un moineau, , même parisien, jacasse à tort et à travers sur des choses qu'il ne connaît point. Au surplus, obtenir une telle interview est chose difficile. Il faut multiplier les patientes avances et n'user que des gestes les plus judicieux pour offrir le pain frais, le mouron ou le petit blé, avant qu'un moineau ne vous expose ses plaintes et de futures revendications.
.- « Nous avons abandonné les boulevards et les rues, m'a dit mon voisin, tout en picorant sur ma fenêtre, depuis qu'on en a chassé les chevaux pour les remplacer par ces grosses bêtes que l'on appelle automobiles. Je suis un très vieux moineau, et pourtant je ne savais pas que Noë en avait enfermé un couple dans l'arche. Mais l'automobile ne peut pas être une bête du bon Dieu ; ça fait un bruit d'enfer, ça sent mauvais, ça crie avec une voix qui n'est pas une honnête voix de bête. Puis, voyez, sur toute la terre, les moineaux sont pareils, et jamais une automobile ne ressemble à l'autre.
' » J'ai entendu des hommes dire, en caressant quelques-unes de ces grosses bêtes : a C'est une soixante-chevaux, une cent-chevaux ! » Ah ! misère. Cent chevaux qui, eux tous, ne sont pas capables de fournir une poignée de crottin !
» En voyant la première automobile, nous n'avions pas ressenti d'inquiétude. On était si jeunes alors. Puis il en restait tellement de ces beaux chevaux bien 'nourris ! Même quand, un à un, les riches s'aventurent sur une des grosses bêtes, nous nous consolions avec les bons chevaux d'omnibus. Mais ceux-là aussi s en sont allés, et les derniers que nous suivions courageusement depuis le Panthéon jusqu'à la place de Courcelles, les derniers sont partis hier !
Alors, qu'allons-nous manger désormais, et le gouvernement songe-t-il à prendre des dispositions pour nous éviter la famine ? Car enfin, nous sommes reconnus d'utilité publique ; les hommes comptent sur nous pour être débarrassés des moustiques et des mouches ; n'est-il donc pas tout naturel que nous soyons au moins nourris pour notre peine ?
» Pourquoi n'y aurait-il pas des dispensaires cour les oiseaux, comme il y en a pour les hommes ? Attendra-t-on pour les établir que nous soyons en pleine révolte ? Mais, déjà nous avons boycotté les boulevards, les rues importantes, et les insectes y sont rois. Prochainement nous formerons des monomes et l'on verra des milliers de moineaux manifester en même temps au-dessus des cours de la capitale. Certes ! on nous tirera dessus et des victimes tomberont pour la cause ; mais les moineaux sont innombrables ; il y en aura toujours pour remplacer les morts. Et comme vos ancêtres ont, paraît-il, pris la Bastille, nos descendants prendront la Halle aux grains. »
Et parce qu'il avait terminé son repas en même temps que son monologue, le vieux moineau frondeur s'est envolé.
Hélène du Taillis



La liberté, 26 mai 1912


Illustration : Jules Chadel

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