André Lebey vend des pipes (1924)

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Comme nous l'annoncions il y a quelques semestres, André Lebey vendait des pipes !
Et la presse impressionnée en rendait compte (et ceci est un billet spécialement dédié à mon vieux collègue Pierre-Emmanuel Judas) (enfin, quand je dis vieux...) : un député-poète découvrait la vraie vie des marchands... Voici un épisode particulièrement goûteux de la vie des roaring twenties.

Poésie et fumée
M. André Lebey vend des pipes
Nous trouvons André Lebey dans son studio tapissé de livres et de" sabres japonais.
— Alors, mon cher poète, vous voià fabricant de pipes, si j'en crois la rumeur publique ?
— Mais Oui, il fallait se défendre, la vie devenant trop chère et trop dure, surtout quand on a ajouté au luxe des poèmes, celui — terriblement dispendieux — de la politique conçue honnêtement. Que faire quand on est financièrement atteint ? Se plaindre ? Ce n'est pas mon genre. Frapper aux portes des autres? Pas davantage. On a trop forcé la mienne pour me demander de décrocher la lune quand je siégeais au Palais-Bourbon. Alors, après avoir ruminé mes ennuis, je me suis aperçu que je les éclaircissais en fumant une bonne pipe. Son seul défaut — elle était anglaise, naturellement — était son prix. L'idée me vint d'en fabriquer. Je me renseignai. J'étudiai de marché). les fabricants, je dessinai des modèles, je rédigeai un catalogue.
— Cela vous a changé de la littérature ?
— Pas tant, qu'on le croit. En effet, en tournant les pages, on s'aperçoit que ces textes ont été rédigés par un lettré. Il y a même quelque lyrisme, en certaines appréciations telles que celles destinées à vanter le modèle de pipe La Lilcorne...
— Un écrivain peut, en effet, se plaire à chercher les mots les plus séduisants pour célébrer du bois sculpté avec art. Mais naturellement, vous rie participez pas aux opérations purement commerciales.
— Détrompez-vous ! Depuis octobre, on me rencontre dans les rues, une petite valise et un écrin à la main. Je fais la place.
— Non ? Vous-même ?
— Oui, Monsieur. Le début me fut dur. Je suis très timide, sans en avoir l'air, surtout quand je me risque sur un terrain inconnu et quand il s'agit de demander. Mais la nécessité' est une déesse admirable : elle exige l'obéissance, et l'obtient. Puis je m'y fis. J'en fus récompense. Tenez. La première fois que j'allai au bureau de tabac de la place de la Madeleine, le Siamois, le patron me reçut sans aucune aménité. Je partis. Je revins. J'ouvris la porte, je ne pouvais me décider à entrer. Enfin je me donnai à moi-même du courage en me disant que je me contenterais d'acheter un paquet à 1 fr. 10. Je passe le seuil redoutable et au moment .de. demander mon paquet, je reconnais parmi les clients un camarade qui s'écrie : « Eh bien, mon cher député ! Que devenez-vous ? Que faites-vous ? » Et tandis que le patron lève lIe nez, je soupire: « Ce que je fais ? Je vends des pipes. Mais je ne suis pas toujours bien reçu; il y a des gens peu aimables ! « Pas ici, j'espère ! » me répond mon camarade. Il connaissait le maître du lieu. On nous présente. C'est ainsi que j'obtins ma première commande. Mes pipes ont été appréciées. Aujourd'hui, le Siamois et moi, nous sommes de bons amis. Car j'ai fait cette découverte que les commerçants étaient, des gens charmants. fort intelligents et souvent fort cultivés. Les écrivains en parlent avec le détachement qu'on a pour tout le qu'on ignore.
— Et ça va ?
— Ça fait plus qu'aller, ça court! J'ai placé mes pipes dans tous les débits de choix. Et j'ai vendu, en deux mois, trois mille pipes !
— Magnifique ! Et alors, vous gagnez beaucoup ?
M. André LeBey sourit, hésite, et bourrant une de ses pipes, me confie plus bas :
— Evidemment, j'avais monté mon affaire en poète, plus préoccupé de la marchandise, de sa qualité, de sa perfection que du gain. J'ignorais aussi les frais, les faux-frais, les escomptes, etc., tout ce qu'on ne peut pas soupçonner tant qu'on n'y a pas passé ; j'avais oublié aussi cette taxe de luxe vraiment imbécile. — Ne l'avez-vous pas votée comme député ?
— Le Parti me l'a fait voter, après que j'eusse protesté, mais un peu solitairement. Bref, mon bénéfice est maigre. Il va me falloir augmenter mes prix.
— Et la littérature ?
— Jamais elle ne m'est apparue si belle, si délicieuse ! Je n'ai plus que mes soirées pour en faire, et elle me délivre encore davantage. Après le travail du matin et de l'après-midi, écrire est une récompense. Jamais je ne l'ai trouvée si profonde. Je viens d'ailleurs de publier un recueil de poèmes : Gerbes et Mosaïques.
— Et la politique ?
— J'attends qu'elle redevienne propre, sérieuse, et j'attends d'être devenu moi-même indépendant, mieux que cela, assez riche ! Alors nous verrons. En attendant, j'ai sauvé mes livres, mes bibelots, tout ce que j'aime en ce lieu où j'ai vécu vingt ans de ma vie.
En quittant André Lebey, nous nous disions qu'il y avait là, peut-être un exemple, et que cet ajusteur de rimes, ce manieur. d'arguments électoraux, n'avait point déchu en se vouant au labeur quotidien, avec un courage simple, souriant et tranquille comme sa personne.




Paris-Soir, 17 janvier 1924

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