La chronique selon Jean-Bernard

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La Vie Parisienne
C'est Jules Claretie qui a donné la formule définitive de ces chroniques qu'on a l'habitude de publier de droite et de gauche sous la rubrique « la Vie ide Paris ». « Des anecdotes vraies, des lettres inédites et des souvenirs historiquess redevenus d'actualité par des rapprochements plus ou moins heureux », tel en est le programme.
Ainsi comprise la « Vie de Paris » est un vrai plaisir pour celui qui l'écrit et intéresse presque toujours celui qui la lit.
Quelle joie de dire ce qu'on pense des hommes qui passent, des événements qui se déroulent, des imbéciles qui réussissent quand les gens intelligents crèvent de faim, et des faquins qui essayent de chausser les pantoufles des hommes d'Etat !
Du pessimisme alors ? Pas du tout, car il ne faut jamais rien prendre au tragique et comme ce grand brasseur d'affaires et d'idées, Beaumarchais, s'empresser de rire de tout de peur d'être obligé d'en pleurer.
Quand il n'y a pas lieu de rire, ni de pleurer, on peut toujours s'instruire. A la réception de mercredi dernier à l'Elysée, le spectateur impartial constatait combien la société devient de plus en plus élégante ; la République athénienne se fait souriante et cossue, comme la désirait Gambetta. De 1877 à aujourd'hui, il y a eu bien des soirées à l'Elysée, depuis celles de M. Jules Grévy, jusqu'à celles de M. Millerand, toujours, un protocole sévère a exigé que les dames fussent décolletées largement en dépit de l'âge et des terribles « salières ». Tout récemment, le rédacteur anonyme de la Dépêche, qui signe « La Flèche » des tableautins bien enlevés, des coulisses parlementaires, raconta l'aventure qui arriva, il y a un quart de siècle, à un conseiller municipal de Paris du nom de Brard, débardeur, de son métier, à la Villette. Brard ayant reçu une invitation pour l'Elysée s'y rendit avec son épouse qui avait conservé son état de blanchisseuse. Il n'y a d'ailleurs pas de sotte profession. Brard avait revêtu, pour la circonstance, la redingote de son mariage, et Mme Brard sa robe des dimanches. Comme pour Maria Deraismes, un huissier les arrêta iau passage.
- La tenue des messieurs est en habit et celle des dames en robe décolletée.
Et La Flèche ajoute que le couple Brard s'en alla offusqué. Le conseiller municipal de la Villette s'écriait :
- Arrive donc, Mélie, la prochaine fois tu viendras à ...
On devine le mot que nous ne reproduisons pas. « Cache ta pudeur comme on dit au concert Mayol.
Aujourd'hui, je n'ose pas dire qu'il m'y ait pas de grandes dames.- de très grandes dames comme dans la Tour de Nesles — qui aiment aussi à se « divertir -, mais quand elles sont dans des soirées officielles, eUes se tiennent un peu mieux tout de même, elles pensent peut-être comme les duchesses du XVIIIe siècle, mais elles ne le disent pas.
Il y a tant de choses qu'il ne faut pas dire et pourtant nous vivons sous un Président ennemi de la « fraude », lui aussi, mais on est terriblement indiscret. Une grande dame ou une célèbre cabotine vient-elle à perdre son collier de perles que tout le monde s'acharne à donner des explications qui sont parfois assez piquantes.
« Fallait-il le dire ? » comme interroge le vaudevilliste. Après tout, pourquoi pas ? Toutes les professions réservent des surprises quand on y regarde ide près. Ne raconte-t-on pas, dans les milieux ecclésiastiques, qu'un excellent prêtre, très pieux et très régulier, venait d'être interdit, précisément parce qu'il était trop vertueux. Il n'y avait, d'ailleurs, pas grand mérite, puisqu'il ne pouvait faire autrement et l'officialité de Paris a donc à examiner, à nouveau, la question de savoir si un collègue d'Abeilard peut être prêtre. Les conciles se sont prononcés pour la négative par des décisions nombreuses.
Dans le Lévitique, m'expliquait un théologien, qui me contait cette aventure, on exclut de l'autel tous les défauts corporels, les aveugles, les manchots, les bossus, les boiteux, les borgnes, les galeux, les teigneux, les nez trop longs, les nez camus. Il n'est pas parlé des eunuques. Les chrétiens ont hérité de ces prohibitions, cependant on cite des cas très rares où des dispenses du pape ont été obtenues. Il est certain que si un eunuque, reconnu comme tel, se présentait pour être ordonné prêtre, on lui refuserait les ordres majeurs. Mais si, comme dans le cas actuel, la consécration était donnée sans qu'on sût l'état physique du postulant, que faire ?
Il paraît que si ce brave homme de prêtre était de bonne foi, on demandera une dispense. Dans le cas contraire, il restera interdit. Le sujet est évidemment trop délicat pour que nous nous permettions des commentaires.
Quand on songé que Gustave Flaubert pensa sérieusement à se mutiler pour goûter la joie du nirvana tranquille ! C'est pour le coup que M. t'Serstevens lui reprocherait d'avoir abusé des documents inutiles. C'est l'auteur de Madame Bovary, lui-même, qui a raconté cet épisode de sa vie et vous trouverez sa lettre dans sa « Correspondance : « Tout ce roman de Louis Lambert en est la préface ; à la fin, le héros veut se châtier par une espèce de manie mystique ; j'ai eu, au milieu de mes ennuis de Paris, à dix-neuf ans, cette envie (je te montrerai, dans la rue Vivienne : une boutique devant laquelle je me suis arrêté un soir, pris par cette idée avec une intensité impérieuse), alors je suis resté deux ans entiers sans voir une femme. L'année dernière, lorsque je vous parlais de l'idée d'entrer dans un couvent c'était mon vieux levain qui me remontait. Si on avait-le-temps, on pourrait s'arrêter à d'autres cas de gens du monde accusés de ces brusques arrêts physiques"; il n'y aurait qu'à assister à quelques procès en divorce qui' sont actuellement pendants— si on peut dire, devant le tribunal civiL Là aussi « la Vie de Paris » trouve une large contribution ; comme écrivait Balzac, « c'est là que commence et finit la comédie humaine ». Il suffit de regarder pour voir et ce que l'on voit n'est pas toujours ragoûtant.
Jean-Bernard


Jean-Bernard, par Paul Reboux
« Au vrai, mon cher Jean Bernard, pour peu qu'on traverse la vie avec un brin de philosophie, on s'aperçoit sans peine que le succès est toujours beaucoup plus fait de la poussée des travaux que de l'influence du mérite. » Voilà ce que, il y a vingt ans, M. Raymond Poincaré écrivait à Jean-Bernard. Les travaux de ce dernier sont, en effet, imposants par leur nombre. Trente-huit volumes attestent sa fécondité. Parmi ceux-ci, douze sont consacrés à la vie de Paris ; c'est son œuvre maitresse, vaste assemblage de tout ce que peut noter un Parisien bien informé, sceptique avec bienveillance, sensible à ce que les gens et les choses offrent d'émouvant, habile à dégager la philosophie de nos menues aventures quotidiennes.
M. Jean Bernard a su, grâce à ses dispositions naturelles, créer et faire réussir une agence d'information, La Presse Associée, qui est devenue l'une des plus prospères de Paris et qui renseigne plus de mille journaux de France et de l'étranger.
Mais cette tâche professionnelle n'a pas diminué en lui les qualités qu'il fit paraître depuis bien des années comme orateur, comme avocat, comme conférencier — et comme journaliste, — ainsi qu'on en pourra juger par l'article où celui qui fut le collaborateur de tous les grands journaux devient, aujourd'hui, celui de Paris-Soir.
Paul Reboux

Paris-Soir, 24 mars 1924, p. 1.

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