Tournadre casse tout

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On aura l'occasion de parler sous peu de l'édition d'un texte auto-justificatif de Jack Thieulloy publié par les éditions Séguier avec la SGDL et Olivier Bessard-Banquy (1). On y voit l'homme de lettre en gesticulateur exorbitant, agressif et désemparé, prêt à tout pour griller sous les projecteurs, quitte à faire n'importe quoi. Nous détaillerons, c'est promis, ce sujet sans fin. Sachant que Thieulloy alla jusqu'à menacer du feu de Molotov quelques personnalités du monde littéraire, en particulier les membres d'un fameux jury, et qu'il fit jeter par des séides du reste quelques bonnes bouteilles, il nous est revenu qu'un autre homme de lettres d'un temps plus ancien avait lui aussi tenter de jeter la foudre à mauvais escient.
Le sujet est anecdotique, il est vrai, et il sera toujours intéressant de lire des vies d'écrivains ayant jeté du bon grain sous nos yeux plutôt que les manifestations de leurs névroses ou de leur folie. N'empêche, l'histoire anecdotique existe et ça n'est pas pour les chiens : Marius Tournadre est un bon client. Né en 1861 à Marchal (mais le Maitron nous indique qu'il s'agirait d'un homonyme), où il revint mourir en 1901 (ce serait donc aussi l'homonyme), Tournadre s'est distingué avec son compère Achille Le Roy et leur proche Maxime Lisbonne, le roi de la frite pénitentiaire - ou quelque chose comme ça. Camelot puis ébéniste (c'est l'homonomye du Maitron toujours), Tournadre était un "militant infatigable de la cause anarchiste" (ça c'est bien lui) ainsi qu'un "académicide" en puissance lorsque, en 1893, il avait avec ses deux amis déposé à l'Académie française une marmite en fer, en tout point semblable à celle de Ravachol, qui ne contenait en fait que leurs cartes de visite doublant leurs candidatures à l'Académie ! Ils furent nommés "les académicides". Le Journal du dimanche du 25 juin 1893 relaya l'affaire :

CAUSERIE

Le respect s'en va de plus en plus. On se plaignait déjà de ce départ au temps où Offenbach, Halévy, Hervé blaguaient les immortels de l'ancien Olympe, fantômes gracieux ou terribles, mais vains, de l'imagination grecque ; voilà qu'aujourd'hui on s'en prend aux immortels en chair et en os, et que de joyeux fumistes ne trouvent rien de mieux que de « monter un bateau » à l'Académie française, chose et nom également bannis des habitudes d'esprit et de langage de la docte compagnie.
Le citoyen Achille Le Roy, révolutionnaire, ainsi que le portent ses cartes de visite, et dont tout le bagage littéraire (!) se compose de quelques brochures socialistes surtout ignorées, a eu l'idée de se présenter à l'Académie, mais comme candidat « académicide », son ambition étant do saper cette institution vermoulue. On sait que tout candidat au fauteuil académique doit préalablement rendre visite à chacun de ses futurs confrères. Remarquons en passant que l'usage des visites ne remonte pas à l'origine même de l'Académie ; dix-sept ans après sa création par Richelieu en 1651, elle venait d'élire spontanément Arnauld d'Andilly à cause de sa belle traduction des Confessions de saint Augustin ; celui-ci déclina l'honneur qu'en lui faisait, et l'Académie décida que dorénavant « elle se ferait solliciter et ne solliciterait personne pour entrer dans son corps ». De là vint l'usage des visites, usage que le temps a rendu obligatoire.
Pour en imposer à ceux dos académiciens que ses rares brochures n'auraient pas suffisamment disposés en sa faveur, le citoyen Achille Le Roy s'ingénia de donner à ses visites une pompe et un éclat inusités. Revêtu d'un magnifique gilet de velours noir tout brodé d'or, sur lequel lottait au bout d'un ruban l'insigne des trois-huit, et d'une tunique de général bolivien noire et rouge, brillamment soutachée d'or au col, aux épaules et aux poignets, coiffé d'un chapeau haut de forme, et une badine à la main, le candidat se fit accompagner par son secrétaire, ainsi dénommé sur ses cartes : L'anarchiste
MARIUS TOURNADRE
Candidat à Sainte-Pélagie
et emprunta à son ami Maxime Lisbonne, qui tient sur le mont Aventin de l'art nouveau (j'ai nommé Montmartre) un établissement lyrique (?) appelé le Casino des Concierges, une antique et vaste diligence affectée, il y a au moins cinquante ans, au trajet de Paris à Reims. Attelée de quatre chevaux jadis blancs, elle sert aujourd'hui à ramener chez eux les clients du Casino des Concierges trop émus pour pouvoir se reconduire eux-mêmes.
C'est dans ce fastueux équipage, et suivi d'une douzaine de reporters entassés dans la diligence, que Le Roy s'est présenté chez MM. les académiciens. Il a été peu reçu, et sa tournée a été interrompue, dès le second jour, par un incident fâcheux. Dans le quartier des Ecoles, les étudiants ont voulu se joindre au cortège ; sur la place du Panthéon, le candidat a cru devoir haranguer la foule et donner à sa manifestation une allure politique inattendue. Les sergents de ville sont intervenus : bref, bagarre, horions, nombreuses arrestations, et, finalement, poursuite contre le trop bouillant Achille pour port de déguisement prohibé hors le temps du carnaval. Ce nouvel incident ne fera pas grand tort à sa candidature ; il prouve du moins qu'il est dangereux de se déguiser en général bolivien même pour faire un pronunciamiento académique !
De Nérolles.

Marius Tournadre fit encore parler de lui : à l'été 1894 il fit deux jours de prison, on trouve par ailleurs son nom sous la plume de Léon Bloy, bref, un drôle drôle... Jack Thieulloy avait des ancêtres.

Illustration du billet : Gazette algérienne, 28 septembre 1901.

Pour la bonne bouche, le militant Marius Tournadre chez Cornélius Herz (Londres) un peu plus tard.


Illustration ci-dessous : Achille Le Roy, son complice...
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