Du corbillard à l'opérette, par Cami

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Du corbillard à l'opérette

La scène représente un cabinet de méditations.
MA-BONNE-A-RIEN-FAIRE. — Monsieur, c'est un « reporter-diligent-et-à-lunettes » qui demande à parler à monsieur. MOI. — Faites entrer « le reporter-diligent-et-à-lunettes ».
LE-REPORTER-DILIGENT-ET-A-LUNETTES (entrant). — Bonjour. Dans Paris-Soir nous s allons mettre... MOI (m'illusionnant et avec modestie). — Oh ! maître...
LE-REPORTER-DILIGENT-ET-A-LUNETTES (continuant). — ... mettre votre photographie, et notre rédacteur en chef m'a chargé de vous demander quelques renseignements sur vos débuts dans la littérature humoristique.
MOI. — Avec plaisir.
LE-REPORTER-DILIGENT-ET-A-LUNETTES (pâlissant brusquement). — Vous permettez que j'ouvre la fenêtre. Quelle étrange odeur dans votre appartement.
MOI. — Oh ! ce n'est rien, je vais vous expliquer : C'est mon frère de lait qui est venu passer quelques jours chez moi.
LE-REPORTER-DILIGENT-ET-A-LUNETTES. — Votre frère de lait !
MOI. — Oui, il faut vous dire que je fus nourri par une chèvre lorsque j'étais enfant. J'avais donc pour compagnon de mamelle et frère de lait un jeune chevreau. Depuis, mon frère de lait a grandi. C'est à présent un superbe et vénérable bouc.
LE-REPORTER-DILIGENT-ET-A-LUNETTES'- Je m'explique l'étrange odeur ! Mais revenons, s'il vous plaît, à vos débuts dans l'humour.
Moi. — Voici. Tenez-vous bien, cher « reporter-diligent-et-à-lunettes ». J'ai débuté dans la littérature humoristique en fondant, le 15 juillet 1910 — je précise — un journal gai ayant pour titre : Le Petit Corbillard illustré.
LE-REPORTER-DILIGENT-ET-A-LUNETTES. - Le Petit Corbillard illustré ? MOI. — Oui. Ce journal était destiné à distraire, après leur triste travail de la journée, les « croque-morts » et autres sympathiques employés des Pompes-Punèbres.,J'avais comme principal collaborateur le regretté Martial Pied, secrétaire du Syndicat des Croque-morts et Cochers de corbillards, qui menait dans nos colonnes le bon combat pour la suppression du chapeau en cuir bouilli et de l'habit grotesque des employés des Pompes-Funèbres.
LE-REPORTER-DILIGENT-ET-A-LUNETTES. — C'était en somme un journal corporatif ?
MOI. — Pas tout à fait, car, à côté des rubriques strictement professionnelles, Le Petit Corbillard illustré publiait mes premières fantaisies, un roman-feuilleton, des nouvelles et même des vers ! Oui, monsieur, des vers de notre cher Martial Pied, qui, entre deux revendications corporatives vous troussait un sonnet d'amour à la manière d'Alfred de Musset.
LE-REPORTER-DILIGENT-ET-A-LUNETTES. — Quelles étaient les principales rubriques du Petit Corbillard illustré ?
MOI. — La rubrique des informations s'intitulait : « Fosses Nouvelles » ; celle des théâtres, « Amphithéâtres et Concerts », l'emplacement réservé au icourrier des lecteurs, « La concession des lecteurs ». Nous avions aussi une « Chronique de la mode », signée Bazouge, et, naturellement, une « Dernière heure ». Mais, tenez, cher « reporter-diligent-et-à-lunettes », voici la collection du Petit Corbillard illustré. Compulsez à votre aise.
LE-REPORTER- DILIGENT-ET-A-LUNETTES (compulsant). — Ah ! cette épitaphe citée dans un « écho » est assez gentille (lisant) : « Famille Picon. Regrets amers ! » (Compulsant de nouveau) : Tiens ! Dranem collaborait aussi au Petit Corbillard illustré ?
MOI. — Mais oui. Lisez donc son article sur « Le Conservatoire des Croque-morts-pinsons". Nous avions formé le projet, Dranem et moi, de fonder, à l'imitation du « Conservatoire de Mimi-Pinson, une sorte de cours musical pour apprendre de joyeuses chansons aux employés des Pompes-funèbres et créer un dérivatif salutaire à leurs lugubres travaux.
LE-REPORTER- DILIGENT-ET-A-LUNETTES. — Quelle bizarre entreprise ! Car enfin, entre nous, la mentalité d'un croque-mort n'est pas précisément celle d'un pinson !
MOI. — C'est ce qui vous trompa. Tous les croque-morts sont d'une gaieté folle. C'est logique. Réfléchissez. Ces braves gens sont forcés toute la journée de prendre, c'est bien le cas de le dire, une figure d'enterrement. Aussi dès son travail terminé — c'est l'éternelle loi des contrastes — le croque-mort est le plus joyeux compagnon qui soit au monde, Tristes, les croque-morts ? Ah ! monsieur, on voit bien que vous ne les connaissez pas ! Moi qui ai passé les plus joyeuses minutes de mon existence en leur compagnie, je puis vous certifier qu'il n'y a pas plus gai, plus boute-en-train, plus jovial, plus joyeux farceur qu'un croque-mort ! Et quels délicieux conteurs ! Que d'histoires, vraies ou fausses, mais toutes humoristiques, me mirent en joie, dans leur petit café, en face le cimetière Montparnasse ! Tenez en voici une que me conta un vieux cocher de corbillard et qu'il me certifia authentique. Un cul-de-jatte ayant perdu sa femme voulut, à toute force, suivre le convoi de la défunte. Roulant sur son petit chariot, derrière le corbillard, cet étrange affligé soulevait, sur son passage, la curiosité et même l'hilarité populaire. Malgré le ridicule de la situation tout se serait passé à peu près normalement, si le cul-de-jatte n'avait eu la malencontreuse inspiration d'abandonner un instant le convoi pour pénétrer chez un marchand de vin afin de noyer sa douleur. Lorsque le veuf sortit du bistrot, le corbillard avait pris de l'avance et le cul-de-jatte dut partir à toutes roulettes pour le rattraper. Quelques instants plus tard nouvel arrêt du veuf altéré chez un second bistrot, et nouvelle course échevelée et légèrement zigzagante pour rejoindre le convoi. C'est alors que pour éviter un scandale et empêcher l'ivrogne de s'arrêter à chaque cabaret, l'ordonnateur eût l'idée d'attacher une corde au petit chariot du cul-de-jatte et de le faire remorquer par le corbillard jusqu'au cimetière.
LE-REPORTER- DILIGENT-ET-A-LUNETTES. — Le fait est que voilà une étrange histoire.
MOI. — Et tenez, pour finir, voilà plus fort encore - et c'est authentique vous savez : Un jour, au grand ahurissement de l'ordonnateur, des croque-morts et des affligés, un cocher de corbillard lance ses chevaux au grand trot, et s'éloigne à toute allure en plaquant le cortège. Tous les assistants effarés se rendent au cimetière pensant y retrouver le corbillard. Mais celui-ci n'était pas arrivé. On se perdait en conjectures lorsque, soudain, le corbillard arrive au galop.
— Êtes-vous fou ? s'écrie sévèrement l'ordonnateur, que signifie cette conduite inqualifiable, cocher de corbillard ?...
— Oh ! ne vous fâchez pas, répond ce dernier en se tordant, c'est une simple distraction. Figurez-vous que c'est mon premier enterrement, et qu'avant d'entrer dans les Pompes-funèbres j'étais cocher de landau de noces. Alors, par là force de l'habitude, j'ai été faire le tour de la cascade avec le corbillard !

Cami

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