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Chaque nouvelle édition d'André Suarès nous réjouit, et celle-ci plus encore peut-être. Le texte n'est pas inconnu, il était simplement absent du commerce de neuf et cela faisait peine. D'autant qu'en ferait parfait usage tout amateur de la Sicile, ou tout apprenti-touriste qui ne saurait pas encore que c'est là, justement là, qu'il compte porter ces guêtres dans les prochaines semaines...
Tout fait peine d'ailleurs dans la postérité d'André Suarès, ce styliste, ce penseur, cet immense bonhomme de la culture classique se pliant au moderne, cet intellectuel et cet artiste apprécié des grands et cependant tenu à distance par les moins grands... Il est peu d'écrivain français du XXe siècle dont les écrits produisent un tel effet et, parmi sa bibliographie touffue, il est peu de textes aussi prenant que son Voyage du condotierre et que ces Temples grecs, maisons des dieux publié en 1937 chez Dantan avec des gravures magnifiques de Pierre Matossy - que l'on retrouve dans cette nouvelle édition.
C'est de Sicile que Suarès revint avec les variations qui compose ce "reportage" illuminé dans les ruines de l'île brûlée par le soleil - ou par les dieux... Au même moment, Théo Varlet y faisait les mêmes renversantes découvertes dans les mêmes émotion et dévotion (Le Dernier Satyre et autres récits, Littéra, 1997). Frustré d'une visite de la Grèce qu'il ne verra jamais, Suarès aura mis dans ces textes toute sa ferveur et toute son amour pour ces terres, lui, le Marseillais descendant d'Italiens et de Provençaux. Depuis sa mort en 1948, on a fait mine de ne plus se rendre compte de son importance littéraire. Cela changera. En particulier parce que vous aurez lu ses rêveries et commentaires sur Sicile grecque dont les monuments majestueux dans leur verticalité contrastent tant avec sa population...

La colonne

Colonne, arbre de la forêt divine, soutien du monument, créature parfaite qui n'est plus qu'une force, un seul élan à porter le front du temple ; et l'énergie devient tout l'édifice. Le fronton lui-même porte la table du ciel. Les dieux passent d'un séjour à l'autre, invisibles et tout présents comme la lumière. Vent, tempête, silence, calme ineffable, foudre ou sourire de l'eau, on ne peut même pas saisr leurs vêtements. (...)


Cantique du crabe

Il se moquait volontiers du peuple qui a choisi le crabe pour emblème d'Agrigente, ce magnanime Empédocle, si peu cloporte, ni tyran à reculons, ni araignée de mer. La plèbe seule n'a pas fait ce choix : l'élite y a consenti. Par peur ou par complaisance, les derniers patriciens ont accepté ces armes crustacées. Elles sont parlantes. Comme le homard, l'écrevisse ou la langouste, le crabe fait une belle figure dans la pierre et le bronze : il tourne presque au signe du zodiaque, voire à la fleur. Mais, au bord de la mer, entre les rocs et dans les plis des vagues, il est hideux: il vit sur les cadavres ; il fait constellation sur les charognes ; les petits crabes s'engraissent dans les yeux des morts, et des orbites ils font leur nid. Sur le ventre des noyés, les gros crabes jouent à l'hoplite et au bouclier : les marins morts en mer, gonflés des vers de la pourriture, s'enflent encore de cette cuirasse de pierre vivante (...)


Pauvres Algues

Quand le vent du Sud aveugle le voyageur et le poudre de sa gluante poussière, seule respiration de toute cette mort, on va malgré soi vers la mer, à deux pas, derrière la dune. On a besoin de percer l'ourlet jaune du sable, de rentrer dans la vie des enfants et des pauvres pêcheurs. A Marinella, le petit port de Sélinonte, l'humble vérité des ombres vivantes reprend ses droits et s'agite. Loques, huttes, enfants maigres, poupons sales, haillons, des yeux noirs qui brillent de loin en loin, éteints le plus souvent ; des visages hâves, ridés et verdis par la fièvre ; cheveux d'encre, crânes aux toisons de moutons noirs ; la peau brune a le ton des mulâtres ; tous les braves pêcheurs, si courtois et si misérables, semblent souffrir du marais et de la faim. Matin et soir, isl vont à la barque et aux filets. On en voit qui s'enveloppent d'une grand manteau noir, où ils tremblent (...) Ils donnent l'idée d'une plèbe antique et n'en sont pas. (...)




André Suarès Temples grecs, maisons des dieux. Agrigente. Ségeste. Sélinonte. Paestum. illustrations de Pierre Matossy. - L'Eveilleur, 100 pages, 12 €



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