La librairie Eugène Rey abattue...

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Sempiternelle chanson, ressassée d'âge en âge, crise du papier, l'édition va mal, les livres ne se vendent plus, quelle misère madame, ah si vous saviez
Misérable antienne des professionnants professionnels de profession bien culturels
La librairie se meurt la librairie est morte ah mondieumondieumondieu
Et pourtant les bons livres poussent d'âge en âge, c'est flagrant.
D'année en année leur masse gonfle et réjouit les lecteurs malins
Et ces lecteurs de chaque jour s'en réjouir.
Leur porte-monnaie un peu moins, il faut le dire.
Dans le même temps les boîtes à livres se propagent comme maladies de Vénus autour de casernes.
Le peuple lit, nom des dieux ! Et pas les nouveautés qu'on essaie de lui fourguer.
Beaucoup de pacotille, autant vous le dire.
Non, il lit ce qu'il veut le populo !
Papier jauni essais fleuris tout lui fait de l'oeil
Ah ben ça quelle histoire...
Il se plaît jusque dans les vieilleries !
Mais la librairie se meurt, la librairie est morte ah mesamismesamismesamisquelleépoque...
Oui, d'ailleurs, tiens, quelle époque ?
Celle de Paul Reboux, qui, en 1924, nous faisait déjà, cinq ans après la crise du papier un topo édifiant. (Découvrait-il les lois du commerce ?)
Celle où les "jeunes vendeurs" étaient "alertes, ardents et cultivés", ou bien la nôtre qui voit survivre à peine les jeunes libraires alertes ardents et cultivés ?


Les librairies du Boulevard
Elles vont disparaître une à une, ces librairies qui, de la rue Drouot à' l'Opéra, offraient aux regards des passants les nouveautés des Lettres et des Arts.
Le bail de Floury touche à sa fin, la librairie Flammarion et la librairie d'Eugène Rey vont être chassées, à la fin de l'année, lors du percement du boulevard Haussmann.
Où émigreront-elles ? C'est la question grave, angoissante, tragique, que se posent ces bons artisans de la pensée, et qui n'a pas encore été résolue.
Le Boulevard,, à coup sûr, ne les reverra pas. Les loyers y sont trop coûteux. Un pas de porte s'y paie plus de cent mille francs, même lorsqu'il s'agit d'un bail d'une année. Les cinémas, les marchands de bas de soie, de faux or, île fausse zibeline, de fausses perles, de vraie pacotille et de fausse absinthe, achèveront d'occuper ce lieu de Paris d'où ce qui touche à l'intelligence sera banni définitivement.
C'est de cela que s'entretiennent, avec une anxiété grandissante, M. Samuel, le directeur de la librairie Flammarion, et l'équipe de jeunes vendeurs alertes, ardents et cultivés qu'il a groupés autour de lui. C'est de cela que je parlais l'autre jour avec Eugène Rey, le libraire installé depuis vingt-six ans au coin du Boulevard et du passage de l'Opéra.
- Qu'allez-vous devenir ? Où allez-vous vous installer ?
- Je ne sais pas. J'irai m'établir bouquiniste je ne sais où, dans une ruelle. Je ne puis rien espérer de mieux. La profession de libraire, voyez-vous, c'est une profession d'autrefois. Si j'avais été vendeur d'autre chose, j'aurais fait fortune. Mais comment voulez-vous qu'un libraire puisse tenir, aujourd'hui ? Quel commerçant se contente de 30 p. 100 de bénéfice, pour prélever là-dessus son loyer doublé, ses frais de personnel, ses impôts, ses charges de toutes sortes ? Que me reste-t-il ? Presque rien. mais je m'en contente. J'aime mon métier. Des écrivains entrent chez moi, ou des amateurs de belles éditions. On parle, on s'enthousiasme ensemble pour une oeuvre de valeur qui vient de paraître. On vit, ici. dans la compagnie des grands esprits et il suffit d'allonger la main, de tirer un volume, pour lire aussitôt vingt lignes d'un chef-d'œuvre. Cela réconforte. Avec ce bonheur-là, on se passe d'avoir fait fortune. Mais maintenant, c'est fini. On démolit le passage. On m'expulse, on me chasse. Je sens bien que je n'y survivrai pas.
Nous la connaissons tous, cette étroite librairie du Boulevard, qui a su se maintenir si vaillamment auprès de sa grande voisine. Le maître du lieu est un homme de goût, un fervent du Beau. Et c'est aussi un brave cœur. L'éloge est, aujourd'hui, désuet. Mais il a sa valeur. Dans la poignée de main franche et vigoureuse de celui qui gouverne, là, une "cité des livres", on sent une énergie probe, une émouvante loyauté. Et c'est pourquoi l'on ne peut se défendre d'une émotion pénible, à l'idée qu'un homme a vainement lutté pendant vingt ans — non pour s'enrichir, mais pour durer — à l'idée de ce tragique bannissement.
Une fois de plus, les forces de l'Argent auront été victorieuses de la Pensée, les Chiffres l'auront emporté sur les Lettres : Et pourtant.
En descendant le Boulevard, vers la Madeleine, je. voyais ces grandes banques qui, peu à peu, ont remplacé les boutiques. Je considérais leurs mornes vitrines, les verres dépolis, les treillis métalliques, les exhibitions de billets de banque, par lesquels furent remplacées les bigarrures des étalages abolis.
Je songeais : « Les maîtres de ces banques ont voulu s'établir là pour marquer la solidité de leur crédit. Le gage d'un immeuble en cet emplacement si coûteux rassure les clients.
« Mais, dès que la firme est inscrite sur la façade : Banque Nationale de Crédit Équitable des États-Unis, Lloyds and National Foreign Bank, et, demain, Banque Canadienne, l'effet est obtenu.
« Pourquoi, l'une de ces puissantes maisons ne prendrait-elle pas en pitié les Lettres exilées ? Pourquoi ne permettrait-elle pas que, dans sa façade inutilisée, un emplacement fût consacré aux œuvres de la pensée humaine ? Pourquoi n'hospitaliserait-elle pas les œuvres d'art condamnées ?
« Un tel geste des puissants de ce monde à l'égard de l'intelligence frustrée n'aurait-il pas un caractère rédempteur ? Il atténuerait l'offense que sont pour les yeux ces façades massives et froides comme des portes de coffres- forts.
« Voilà, pour ces financiers, l'occasion d'une publicité originale, d'une initiative élégante.
« Le comprendront-ils ?
« Et auront-ils, ces maîtres de l'heure, une précaution analogue à celle que prenait, jadis, le tyran Polycrate ? »
Paul Reboux


Paris-Soir, 10 octobre 1924
(1) Légende de l'illustration :

Condamnés
Le baron Haussmann, est mort, ses projets lui survivent, et son boulevard s'agrandit. Les, travaux de démolition prospèrent. Déjà, derrière le boulevard des Italiens de la rue Taitbout à la rue Le Peletier, des immeubles ont été détruits. Il ne reste plus à abattre que la partie incluse entre la rue Le Peletier et le boulevard, et les maisons où siègent depuis longtemps ces librairies dont parle plus haut Paul Reboux, en particulier celle d'Eugène Rey, représentée ici, (Cliché Pans-Soir.)

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