Les incipits du siècle dernier (22)

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L'HOMME ET SON RAT

« IL SURPREND SA FIANCÉE NUE AVEC TROIS AUTRES HOMMES», «ELLE ENFERME LE PRÊTRE DANS SA GARDE-ROBE POUR LE VIOLER», «CONDAMNÉ À VIE, IL VEND SA PROPRE MÈRE».
L'épicerie est ouverte aux consommateurs de 14 heures à 2 heures du matin, les chiens sont interdits dans les magasins d'alimentation, par arrêté préfectoral, on peut les acheter, par arrêté préfectoral, on peut les mettre en vitrine, derrière des grillages, ils doivent être tenus en laisse, ne jamais divaguer sur la chaussée, et pisser dans les caniveaux, chier aussi d'ailleurs, par arrêté préfectoral.
Les écrevisses sont tchécoslovaques et démesurées, les avocats israéliens, les tomates maliennes, les pamplemousses d'Afrique du Sud, les cornflakes fabriqués à Dusseldorf comme le vampire, le lait - longue-conservation - dans - son-emballage-de-carton, la morue se surgèle. Le réglisse, lui, désormais fait des maillots de bain derrière la vitrine du surplus américain, l'étiquette dit : « Votre maillot ne doit pas être lavé ni à la >machine ni à la main, votre maillot doit être mangé. »
Le vendeur dit : « Nous faisons ce modèle pour femmes exclusivement. »
Ce n'est pas Vicq-sur-Gartempe.
C'est Paris.
C'est Saint-Germain-des-Prés.
C'est le carrefour Odéon, c'est le trottoir du boulevard Saint-Germain le long du «Relais Odéon », entre le « Relais » et le kiosque à journaux, après le banc, avant le feu rouge qui interrompt malhonnêtement le trottoir, derrière la boîte aux lettres jaune et noir attachée pour la vie à un vélo immuable qui perd tous les jours un bout de ferraille, entre les arbres qui poussent par pure inadvertance, en cet endroit précisément où le café recule sur lui-même et laisse la place au trottoir. Le trottoir accueille tout le monde, les chewing gums, les glaviots, les capsules écrasées, et les pieds des hommes et des femmes qui passent lentement et qui regardent curieux, l'œil du Kodak autour du cou, parce que justement le coin spécial touriste ils le cherchent tant et tant qu'ils le trouvent et s'installent à la terrasse du «Relais», le nez sous les lunettes, sur le plan du métro.




Agnès Pavy Les Belles Petites, roman. - P., Le Sagittaire, 1977.

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