Du vent et du weird

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La littérature de l’étrange ne cesse de nous... surprendre. On peine à l’écrire et l’on nous fera la grâce de croire que l’on ne lance pas ici une astuce de scholaste. Disons plutôt pour être compris que la littérature de l’étrange, qu’elle soit noire, rouge, cruelle, hypnotique, à élastique ou en peignoir de bain, ne cesse de se révéler à nous dans des atours précieux. De temps en temps, ses oeuvres les plus abouties nous apparaissent ou nous réapparaissent, comme si, décidément, le XXe siècle littéraire était encore à peu près terra incognita, et touffue comme une jungle encore. Si certains ont pris la mauvaise habitude de brûler les forêts primaires pour cultiver le soja, d’autres savent qu’une saignée suffit à nourrir tout un peuple, et ce peuple, ce sont les lecteurs.
Il y a quelques mois, les plus fines mouches d’entre eux avaient eu l’occasion de découvrir les récits du vaudou de l’étonnant pasteur Whitehead (1882-1932) publiés par David Vincent et L’Eveilleur — après une première édition française dans les années 1980. On y croisait assez de jumbees pour nous croire transplantés sur place, avec Edgar Poe en guise de garde-malade, tandis que Whitehead le circonspect semblait avoir pris W. C. Morrow, ce contemporain de Bierce qui enchanta Apollinaire et Alfred Jarryavec ses fantaisies chirurgicales, comme frère stylistique et thématique. Pas de fioritures : du fait et de l’événement horrible, impensable, atroce. Après avoir lu L'Île magique de W.-B. Seabrook, sa « Mort est une araignée patiente », titre emprunté à une chanson vaudou, a défrayé la chronique.
Depuis on a pu découvrir l'Américaine Francis Stevens et le Guyanais Edgar Mittleholzer (1909-1965), écrivain dont le statut changea lorsque Leonard Woolf, le mari de Virginia Woolf découvrit sa littérature. Et à lire Eltonsbrody on comprend bien pourquoi il obtint un certain succès en Europe, ce premier écrivain des Caraïbes.
Nous parlerons très prochainement de Francis Stevens — demain bien sûr —, pour l’heure, sacrifions au bon vouloir de Mittelholzer, ce Caribéen obsédé par les vents. On notera d’ailleurs que les quelques livres publiés par cet écrivain de poigne affichent souvent dès leur titre quelque chose du tonnerre ou de la tornade. Parfait pour les éditions du Typhon direz-vous, et vous ne savez à quel point c’est vrai : en lisant Eltonsbrody, on a parfois la sensation de se trouver dépeigné sur les hauteurs d’un Hurlevent local. dépeigné et sans doute un peu ahuri. A tel point que les conditions météorologiques en deviennent un personnage à part entière, au sein même d'un roman qui ne manquent pourtant pas de figures, certaines sont du reste absentes, voire fantomatiques.
La maison d’Eltonsbrody est une ancienne masure de maître plantée sur une colline et battue par les courants d’air. Elle craque comme un vieux gréement et la maîtresse de maison, vieille dame malicieuse, semble un peu fêlée elle aussi. C’est du moins ce que constate un visiteur de l’île qui trouve à se loger chez elle, faute de place à l’hôtel. Entourée de quelques domestiques, elle mène une vie qui paraît aussitôt bizarre au visiteur. Intrigué, il mène une enquête d’abord discrète sur les étrangetés de la vie quotidienne de la demeure. Puis des bruits le réveillent la nuit, et certaines odeurs qui ne paraissent pas appartenir au registre de l’existence bourgeoise commune surgissent, en même temps que certains aveux de la vieille dame...

Seul le vent semblait tout savoir. Je pensais avoir détecté une forme d’intelligence dans son gémissement monotone — une forme d’intelligence froide et détachée, à laquelle rien dans cette vieille demeure lugubre ne pouvait échapper. Je sentais des courants d’air scrutateurs s’enrouler autour de moi, disséquer mes pensées — voire me sussurrer des avertissements inarticulés que j’étais trop stupide pour saisir.

Caressé sans cesse par le vent omniprésent qui se glisse jusqu’au salon où il joue avec ses membres inférieurs, le visiteur s’inquiète et cherche à comprendre ce qui se déroule près de lui. Et personne n’est rassuré, pas même les domestiques, qui n’ont pas le droit de monter au premier étage de la maison... Faut-il vous en dire plus pour vous convaincre qu’Edgar Mittelholzer sait tendre son filet ?

Le simple nom d’Eltonsbrody m’évoque une toile d’araignée effilochée venue s’accrocher aux cellules nerveuses de mon cerveau, pour l’éternité.

Sera-ce vrai pour vous aussi, lectrice, lecteur ? Le récit de Mittelholzer, aussi bien mené qu’il est possible, a ceci de remarquable qu’il ne sombre jamais dans les réflexes de la littérature de genre dont il contourne vivement les trucs et astuces, quand bien même petits bruits et sombres couloirs forgent un gothique des îles tout à fait probant. De l’aventure humaine, sans rien de prémâché, jusqu’à l’impuissance cuisante de son héros désemparé, quoique courageux.

La mort, la mort ! La seule aventure somptueuse à laquelle nous pouvons tous aspirer sans risque d’être déçus. N’est-ce pas une perspective réjouissante, mon garçon ?

Eltonsbrody est le parfait roman à déguster cet automne auprès du feu, un jour de grand vent... en souvenir de Scaife, de Malverne l'exhibitionniste et de l’infirmière Linton.





Edgar Mittelholzer Eltonsbrody, traduit de l’anglais (Guyana) par Benjamin Kuntzer.— Marseille, Les éditions du Typhon, « Les Hallucinés », 254 pages, 20 €

Francis Stevens ''Le Coffret des abîmes’’, traduit de l’américain et présenté par Michel Pagel. — Paris, éditions Marie Barbier, 224 pages, 14 €

Henry S. Whitehead La Mort est une araignée patiente. Traduit de l'anglais d'outre-atlantique par Gérard Coisne. Préfacé par David Vincent. — Bordeaux, L’Eveilleur, 250 pages, 20 €

William Chambers Morrow ''Le Singe, l’idiot et autres gens’’, traduit de l’Anglais (USA) par Georges Elwall, préface du Préfet maritime. — Paris, Libretto, 224 pages, 8,70 €

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