Un monde de forêt

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Il proposa d'abord d'établir le poste de l'autre côté du Songbo, et le commandant y donna la main sans aller y voir. On commença donc à déchiqueter la forêt, à débroussailler, à jeter les arbres en bas. Quand la place fut nette des grands troncs, le commandant demanda à visiter le futur emplacement, et reconnut que la forte position choisie par X. était au fond d'un ravin. Ce premier projet fut donc abandonné, et le plan fut ramené entre Songbo et Songna; cette fois, ce fut en haut d'une montagne que l'on commença les travaux; mais cette montagne s'escarpait sous un tel angle qu'on ne voyait pas d'en haut ce qui se passait en bas, et que toute la vallée disparaissait dans l'angle mort. Une troisième expérience conduisit le poste dans un désert de pierres, loin des rivières et des sources, où, dans le cas d'un siège, la garnison périrait de soif infailliblement. Le commandant, moitié riant, moitié fâché, releva X. de sa mission topographique, et le rendit à ses steeple-chases, son occupation préférée. Et, jusqu'à nouvel ordre, Laï resta où il était. D'ailleurs différents événements attirèrent l'attention de la mission d'un autre côté.
Ces travaux nous amenèrent ce qu'amènent toujours des remuements de terre, les débroussaillements et les coupes d'arbres, c'est-à-dire les lièvres. Les tirailleurs, qui étaient nos principaux ouvriers, furent saisis d'accès algides très violents, et une épidémie bilieuse, rémittente et pernicieuse, à forme typhoïde, se déclara presque aussitôt. Mes maux de tête qui, depuis mon arrivée, m'avaient laissé quelque répit, me reprirent avec plus d'intensité et ne me quittèrent plus. Ils étaient accompagnés de vomissements incoercibles, de troubles dans la vue et d'accès de toux très fréquents. Le médecin, que j'allai consulter, se déclara inquiet sur mon état général de santé, et me conseilla une prudence extrême. Mais qu'y pouvais-je faire? J'appartenais à la mission, et j'étais pris dans un engrenage. Je n'étais pas maître de moi.
Le débroussaillement attira aussi dans le poste une quantité de serpents et de vers cent-pieds, qui dormaient paisiblement dans la forêt vierge ; il fut impossible de se promener sans en faire lever, de se reposer sans en entendre sur les feuilles de son toit, de se laver sans en trouver dans son pot à eau, de se coucher sans en découvrir sous son traversin. C'était une émigration, plus dangereuse qu'une épidémie; le serpent bambou, vert-clair, mais changeant, comme le caméléon, suivant la couleur du plan sur lequel il se posait, et le serpent minute, sorte de cobra, petit, noir et vif, étaient les deux variétés les plus répandues ; leurs piqûres étaient généralement mortelles. Nous avions aussi le cent-pieds à cuirasse, une sale bête qui dormait enroulée sur elle-même, et dont le seul passage sur la peau faisait, à chaque trace de pattes, d'inguérissables pustules. Je vis un tirailleur, piqué deux fois à la cuisse par un de ces cent-pieds. être empoisonné d'une façon foudroyante; il noircissait à vue d'œil, et mourut deux minutes après la piqûre. Il se décomposa tout de suite et on dut l'enfouir une demi-heure plus tard dans un état pestilentiel affreux. Nous nous fîmes tous suivre par des singes, car ces bêtes ont horreur des serpents, et préviennent, par leur effroi et leurs cris, de la présence des reptiles. Je ne me couchais que quand mon singe était entré dans ma chambre et se laissait volontiers mettre sur mon lit; c'est à cette précaution que je dus de n'être pas piqué par un serpent-minute, qui s'était glissé entre mes draps. Un tirailleur fut moins heureux. Etant au travail sous l'œil des officiers, un serpent-minute le piqua à la saignée du bras; le médecin qui était là le saisit, le jeta face première sur un tronc d'arbre, et, avant qu'il eût eu le temps de se reconnaître, lui coupa le bras. Il était temps : une minute plus tard, la décomposition du sang gagnait le corps, et le blessé était irrémédiablement perdu. Cette amputation extraordinaire et imprévue réussit, et le tirailleur, aujourd'hui réformé, est un heureux paysan, grâce à ce. coup de hache.
Je ne crois pas avoir jamais vu un pareil grouillement de malfaisants reptiles. Un sous-officier européen fut également mordu par un mille-pattes de petite taille; il eut la moitié du corps gangrené, et c'est un miracle que, après des brûlures plus profondes que celles qu'on fait sur les morsures d'un chien enragé, il ait survécu à la fois à l'empoisonnement et au traitement.




Albert de Pouvourville Chasseur de pirates !. Le livre des forêts - Paris, Aux Editeurs associés-éditions du Monde moderne, 1928.


Illustration du billet : Agence Meurisse/BnF/Est. EI-13 (2631).



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