Lachèvre et les libertins

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Quand elle n’était pas occupée à fourbir la fameuse Revue des Deux-Mondes qui a eu l’heur de remettre les revues littéraires au coeur de l’actualité il y a quelques trimestres, Aurélie Julia ne rêvait pas de château dans la Sarthe, elle travaillait à l’élaboration de ses recherches — que l’on peut dire familiales — sur une figure de sa parentèle bien connue des bibliofilous de tout acabit, j’ai nommé Frédéric Lachèvre. Il était en effet son arrière-arrière-grand-père.
Fort mal connu désormais alors qu’il bénéficiait d’une réputation de premier plan avant la guerre — il faut dire qu’il est mort en 1943, fort mauvaise période pour les éloges funèbres —, seuls ceux qui s’enquiert des poètes libertins et libres-penseurs du XVIIe siècle se préoccupent encore de ses travaux aratoires et compilatoires. Il était devenu avec le temps le type de l’érudit amateur dont le travail a fait émerger des trésors des fonds de l’océan bibliographique. Cependant, il y aurait à discuter son abord du sujet, ou, pour être plus précis, les avis parfois tranchants qu’il émit tout au long de sa « carrière » de spécialiste toujours prêt à en découdre : érudit paradoxal, Frédéric Lachèvre a remis sur le devant de la scène des œuvres du XVIIe dont il n’était pas un fervent défenseur du tout. Sans Lachèvre, on connaîtrait beaucoup moins bien Théophile de Viau et Claude Le Petit. Pierre Louÿs, assez savant lui-même, considérait que le nom de Lachèvre resterait attaché à l’histoire de la poésie française. Témoin ce poème du second que Lachèvre date de 1660 :
« Quand vous verrez vn homme, auecque grauité,
En chapeau de clabaud promener sa sauate,
Et le col estranglé d’vne sale crauate,
Marcher arrogamment dessus la chrestienté,
Barbu comme vn sauuage & jusqu’aux reins crotté,
D’vn haut-de-chausse noir sans ceinture & sans patte
Et de quelques lambeaux d’vne vieille buratte
En tous temps constamment couurir sa nudité,
Enuisager chacun d’vn œil hagard & louche,
Et, maschant dans les dents quelque terme farouche,
Se ronger jusqu’au sang la corne de ses doits,
Quand, dis-je, auec ces traits vous trouuerez vn homme,
Dites assurément, C’est vn poëte françois !
Si quelqu’vn vous dément, je l’irai dire à Rome. »
C’est peut-être là que le bât put blesser pour Lachèvre dont la bourgeoisie bien ancrée toisait bien un peu ces pauvres hères libres-penseurs et ces illuminés d’utopistes.
Bourgeois, Lachèvre l’était. Son opinion n’attendait pas Pierre Bourdieu pour être socio-typée. Après une courte carrière dans les affaires, il hérita beaucoup, se maria, fit de la rente et en vécut grassement (jusqu’à son décès fin octobre 1943 dans son château de Courmenil). C’est dans ces moments que ceux qui aiment lire se lancent dans la collection, et lorsqu’ils en ont les moyens, dans la bibliophilie, le sport huppé des gens de la bonne société d’alors. Fine mouche, il opta pour un secteur où les autres diptères n’étaient point déjà agglutinés : les petits poètes marginaux du XVIIe. Un calcul malin : moins de demande, prix plus bas, espérance de plus-value plus grande.
Très atteint par sa passion des livres, Lachèvre lut, lut encore et lut toujours, puis entrepris, et c’est là le curieux du personnage, d’établir avec l’aide de sa femme un véritable atelier bibliographique-maison d’où provenaient moult articles et documents étayant le sujet. En 1901 paraît le premier volume de sa Bibliographie des recueils collectifs de poésies publiés de 1597 à 1700 (Paris, Lib. Henri Leclerc). Il sera suivi de trois autres et se verra rejoint par une foule de publications jusqu’en 1933, date de la publication par un autre curieux personnage, l’éditeur René-Louis Doyon, de La Première Utopie française : Le Royaume d’Antangil (inconnu jusqu’à présent) (P., La Connaissance). Entre temps, des polémiques, des Pierre-Corneille Blessebois, des chansons libertines, des Cyrano de Bergerac — mais oui ! —, en somme un travail fou dont on aurait aujourd’hui du mal à se passer, quoi que les avis parfois très amusants de Lachèvre puissent nous inspirer — mais, à y regarder de près, les sottises de Michelet sur les sorcières valent bien aussi rigolade.
Cette question de l’idéologie du regard porté sur les œuvres ne sera pas une surprise pour des historiens de formation. Chez les amateurs, doute et soupçon vaudraient ridelles. Il faut à ce propos saluer un continuateur de Lachèvre, le terriblement savant Alain Chevrier qui, en produisant un remarquable compendium de mille quatre cents cinquante neuf pages intitulé La Matière et l’esprit. La littérature scatologique au XVIIIe siècle (Classiques Garnier, 2018) ne fait jamais le dégouté. Il n’est pas psychiatre pour rien, sans doute. Son travail est impeccable et rigoureux. On peut parier que son arrière-petite-fille, si elle dépasse le dégoût de son odorant sujet, saura être fière elle aussi de son arrière-arrière-grand-père un peu foutraque.
Mais revenons à nos moutons et déclarons tout de go à Aurélie Julia notre admiration pour son travail. Si il appert que Lachêvre ne peut certes pas atteindre aux éthers de Charles Nodier ou de Jacques-Charles Brunet, il entre en pair dans la confrérie des bibliographes obstinés grâce à ce travail clairvoyant et subtil où renaissent une fois encore Chouvigny et Des barreaux, Saint-Pavin et de Viau, Henriette de Coligny et quelques autres toute cette clique passionnante d’un âge lointain que seul un ermite patient et obstiné pouvait remettre en lumière, quand bien même il ne les appréciait guère...



Aurélie Julia Frédéric Lachèvre, un érudit à la découverte du XVIIe siècle libertin. — Paris, Honoré Champion, 226 pages, 35 €


L'illustration du billet est issue du volume d’Aurélie Julia, Lachèvre et sa femme en leur home.

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