En préparation

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Les Livres faisaient encore masse au long des étagères, parfois sur deux ou trois rangées, mais le plus effrayant,, c'étaient les papiers : à croire qu'en presque cinquante ans de vie commune nos parents n'avaient rien jeté. Et se retrouvant veuve, ma mère, au lieu de faire le ménage dans tout cela, avait accumulé avec frénésie : les articles de mon père avaient été dactylographiés de nouveau par sa dernière secrétaire et photocopiés en je ne sais combien d'exemplaires pour être envoyés à ses divers ex-éditeurs qui n'avaient aucune intention de les publier.
Il n'y avait pas de logique dans cette épouvantable victoire du papier : dans leur entassement et l'incohérence de leur composition, les dossiers semblaient avoir été déposé par un esprit malin qui se fût évertué à pousser vers la démence les malheureux qui ouvriraient placards et tiroirs pour découvrir des milliers de photos, des manuscrits, des lettres des dizaines de chemises cartonnées nommées "projets" ou "courrier en attente".
Ayant dégoté et bazardé quelques décades de feuilles d'impôts et de factures EDF, ainsi qu'une épiasse et acrimonieuse correspondance entre l'association des riverains de la rue Windsor et la mairie de Neuilly, je n'étais pas loin de rejoindre l'opinion de ma soeur.
Je m'y refusai toutefois pour une raison que je ne m'expliquais pas à moi-mêle ; ce ne pouvait être une mission confiée à moi par mon père sur son lit de mort concernant le devenir de son oeuvre. De cela, dont il ne m'avait jamais parlé, je ne m'étais pas mal acquitté depuis sa mort. A voir comment mon père avait traité ses propres manuscrits et projets, empilés sur des étagères à la va-comme-j'te pousse ou bien écrabouillés vers le fond de tiroirs déjà pleins, il eût été difficile de prétendre qu'il s'était préoccupé en quoi que ce soit du soir de son oeuvre non publiée. Jusqu'au bout, c'était à son oeuvre non écrite qu'il avait, de son propre aveu, voué une admiration sans limite - la plus la plus fournie de sa bibliographie avait toujours été sous l'intitulé "En préparation". Sans le savoir il rejoignait l'idée de Cioran selon laquelle la part la plus intéressante de l'oeuvre d'une écrivain est celle qu'il n'a pas achevée - voire pas même entreprise.


Antoine Audouard



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