Thoreau : 466 livres en français (disponibles : 64).
Prichvine : 3 (disponible : 0).
Le constat peut rester sans commentaire.%%
Voici ce que disait Zamiatine de Prichvine :
Actualité Littéraire
Lettres russes
Dans la presse soviétique, la fin de l'année 1935 a été marquée par des reproches concernant « le retard » des belles-lettres sur le mouvement général de la machine de l'Etat. Les Muses, selon toute évidence, ne peuvent suivre exactement la nouvelle mode du « stakhanovisme ».
De fait, la moisson dans les champs de blé et d'acier a été de beaucoup plus riche l'année précédente que dans les champs de la littérature. Jusqu'à présent, on ne voit aucune œuvre de la force de La Terre défrichée de Scholohoff ou de Pierre Le Grand d'Alexis Tolstoï. Toute fois, il faut retenir deux livres qui ne sont pas des plus ordinaires dans la production soviétique : Gen-Chen de Prichvine et Les Cavaliers de Janovsky (1).
Prichvine est déjà un écrivain d'un certain âge : le début de sa carrière littéraire remonte aux années pré-révolutionnaires, lorsqu'il était intimement lié au groupe des symbolistes russes (Bloc, Remisoff et autres). Cet auteur a conservé, jusqu'à présent, son visage littéraire original qui tranche sur la récente littérature soviétique.
Malgré toute la diversité des individualités et des thèmes, on trouve, chez presque tous les écrivains soviétiques ce trait commun, c'est la sympathie marquée qu'ils ont pour la civilisation mécanique, certainement dans sa version soviétique. La nature est considérée par eux, avant tout, comme un objet auquel on peut adapter l'énergie d'un citadin. Les tendances rousseauistes à communier avec la nature, à fuir la vie urbaine. ne se rencontrent actuellement qu'à de rares exceptions ; Prichvine en est une.
Chasseur et voyageur passionné, il n'y a que dans la forêt ou dans les champs qu'il se sent chez lui. Selon lui « un savon parfumé et de petites brosses ne contiennent qu'une part tout à fait insignifiante de la culture ". Pas un seul des écrivains contemporains soviétiques ne sait, comme lui, voir et entendre les arbres, les animaux, les oiseaux, comprendre leur langage.
Dans cet ordre d'idées, Prichvine rappelle Kipling et son Gen-Chen est apparenté aux deux Livre de la Jungle d'autant plus que l'action se déroule dans une forêt vierge de l'Extrême-Orient russe, quelque part près de la frontière de la Mandchourie. D'ailleurs, c'est, se risquer que de dire « l'action » en parlant de ce livre : c'est plutôt un poème lyrique, avec, entre les lignes, une ombre de femme et une intrigue amoureuse qui se devine plus qu'elle n'apparaît.
L'emploi de la première personne que l'auteur adopte pour le récit donne à cette œuvre un caractère- intinle, èt en quelque sorte la rapproche des confessions de Gide et de Mauriac.
La véritable héroïne du roman de Prichvine est en réalité la jeune fille de cerf, la prompte gazelle Khoua-Lou. Elle aurait pu devenir la proie de l'auteur du récit, mais l'instinct du chasseur s'est trouvé dominé par celui de l'artiste qui a été ébloui par cet être gracieux : il ne touche pas Khoua-Lou, qui. disparaît.
Un épisode parallèle se déroula dans le plan des relations humaines : une femme entre dans la vie de l'auteur, mais elle , s'efface après n'avoir fait qu'une apparition aux premiers chapitres. A la place de cette femme, on trouve la gazelle Khoua-Lou dont l'image est intimement liée au personnage féminin du livre. L'auteur arrive progressivement à apprivoiser la gazelle — sauvage et craintive — puis,, devant le lecteur, déroule un « roman des cerfs » passionnant où l'on trouve la concurrence entre les mâles avec un duel sanguinaire. Khoua-Lou est menacée de périr dans une tempête de neige ; mais elle sort intacte de tous les périls ; elle est sauvée. En même temps, l'auteur revient, dans son récit, à la femme et à l'amour.
Voilà en quelques mots la structure de « l'action » de cette œuvre. Maie le fond et l'originalité ne sont pas tant dans le sujet que dans la façon dont il est conté, dans un sens de la nature particulièrement piquant et subtil. L'auteur n'étudie pas la nature ; il vit avec elle. S'il voit une source sourdre goutte à goutte d'un rocher, il dit : « Je suis un être tel que je ne puis m'empêcher de me montrer compatissant, même pour une pierre lorsque je la vois pleurer comme un être humain».
De nos jours, c'est plus souvent le contraire que nous voyons : Nous passons près d'un être humain qui pleure comme auprès d'une pierre. Sur cette catégorie de gens, ce livre n'aura aucun effet ; ils ne le comprendront pas, alors que d'autres le trouveront profondément vrai et humain.
Le second livre, cité plus haut, Les Cavaliers de Janovsky ne rentre pas non plus dans le cadre ordinaire du roman, et si j'ai nommé le livre de Prichvine un poème lyrique, je puis qualifier Les Cavaliers de poème héroïque. Son auteur est un Ukrainien : il a écrit ce livre dans sa langue, mais on l'a également édité en russe.
Les steppes de l'Ukraine sont depuis longtemps déjà renommées pour les exploits guerriers des Cosaques du Saporogue. La figure épique créée par Gogol, de Tarass Boulba, est vivante de nos jours; le sang de ce centaure coule certainement dans les veines de Janovsky : le ton romantique et exacerbé du livre comme les événements dramatiques principaux, tout rappelle le héros de Gogol.
Chez Gogol, dans les camps ennemis, on trouve : le père et le fils, un frère contre l'autre. Chez Janovsky, la guerre civile en Ukraine oppose comme ennemis, cinq frères dans un régiment de Cosaques.
Il existe même, dans ce livre, une figure parallèle au Tarass de Gogol : le père de ces cinq frères, un vieux pêcheur, Mousey Polovetz. Mais contrairement à Tarass, Polovetz ne joue aucun rôle actif dans le thème ; il ne sert à l'auteur que pour de courtes retraites de lyrisme, qui coupent le tableau épique, constitué par la lutte des frères Polovetz.
Les frères Polovetz ne sont d'ailleurs pas les héros uniques du livre de Janovsky dans lequel une place peut-être plus importante est réservée aux figures du commissaire du régiment, Chaban, et à celle du commandant Tchoubenko.
Leur régiment est cerné par l'ennemi et pris au piège dans la forêt. La moitié des Cavaliers et le commandant lui-même ont la fièvre typhoïde. Faisant un effort surhumain de volonté, dominant toutes les visions du délire, le commandant enfourche son cheval et à la tête de ses hommes perce le cercle ennemi. Avec ces éléments, l'auteur réussit à construire un tableau qui n'est pas moins épique que celui du combat entre les frères Polovetz.
La teneur du livre n'est pas épuisée par les épisodes guerriers. Dans l'introduction, l'auteur nous expose avec beaucoup de lyrisme chaleureux l'enfance de Chaban. Ce chapitre devient un poème des steppes d'Ukraine. Dans cette partie, on trouve soudain une analogie entre Janovsky et l'auteur du Gen-Chen, Prichvine. Dans la description émotive et fervente des paysages ukrainiens de Janovsky, on trouve la même compréhension panthéistique de la nature, qui est le leitmotiv de tous les travaux de Prichvine et en particulier de son Gen-Chen.
Les deux livres, celui de Prichvine et celui de Janovsky, ne traitent pas, comme nous le constatons, les thèmes d'actualité, les thèmes vers lesquels les auteurs sont poussés par le parti régnant, par le « Pope de la littérature soviétique », Gorki, comme par une partie des lecteurs. Des œuvres fondées sur le matériel si riche de la guerre civile ou sur un matériel historique dominent dans la littérature soviétique.
E. Zamiatine
Marianne, 15 avril 1936
(1) Les Cosaques, de Nicolaï Gogol.