Paris mange les amitiés

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Paris mange les amitiés

On ne peut pas toujours « faire » (comme disent les Américains) de l'argent, de la politique, de l'ambition. Quand l'homme, gavé de travail, redresse le front, regarde plus haut que la ruche géométrique de ses jours passés et de ses jours à venir, il songe, parfois, que ce n'est rien de vivre s'il n 'y a pas, en nous et près de nous, quelque chose qui donne du prix, de la qualité, de la saveur à notre vie.
Quelque chose qui nous enveloppe, nous baigne de son tendre et tiède rayonnement, qui transforme, comme par magie, la plus banale de nos heures,la plus terne de nos causeries quelque chose qui fasse, soudain, de nous, des êtres précieux, débordants, heureux.
Dans son dernier livre, Georges Duhamel étudie deux hommes, deux braves petits gagne-journées, dont la vie, évidemment, était terne et linéaire comme les murs des bureaux dans lesquels elle était. contenue.
En coup de foudre, l'amitié tombe sur leurs deux caractères, leurs deux coeurs, Leurs deux cervelles. Un souvenir, un désir, une remarque, un livre lu sont soudain autant de trésors que les deux amis se partagent. Et les voici qui trouvent une saveur nouvelle, singulière, à la vie et à leur vie.
Ce roman de Duhamel devrait être lu et scruté par tous ceux qui ont pu placer l'amitié dans leurs heures. En d'autres temps, quand la forme romanesque jie s'imposait point tyranniquement à d'écrivain, Duhamel aurait peut-être simplement écrit un De l'Amitié, un Traité de l'Amitié, un Eloge de l'Amitié.
li est vrai que parler de l'amitié, aujourd'hui - et à Paris - c'est traiter d'un phénomène humain en voie de disparition.
Oh ! ce n'est pas un paradoxe ! Mais je vous assure que Paris, le Paris de 1024, le Paris des autobus, des taxis, des téléphones, de la vie âpre et de tout le tremblement est en train de tuer l'amitié, que ne saurait remplacer son « ersatz » et succédané ; la camaraderie.
Car l'amitié, pour croire et fleurir, a besoin de loisir et de paix. Elle a besoin d'un cadre. Sinon les bords de l'Ilissos faux arbres frémissants de cigales, du moins le mail de province, les remparts ,de vieille ville, en ces soirs de grâce où les jardins des Hypothèques et de la Trésorerie sentent le lilas d'Espagne et Je seringa.
Il faut que la nature des choses participe à cet état d'euphorie qui est celui fies; conversations entre vrais amis.
Tout prend alors cette qualité qu'une ivresse modérée et choisie donne à nos son nations et à nos pensées.
Un livre lu et dont l'un parle, une idée généreuse et dont l'un rêve, un amour secret que l'un confie; et voici des heures si simples et si douces et si belles, y en a toujours un des deux pour jurer, en raccompagnant, pour la vingtième fois, l'autre à sa porte : « Sacrés vingt dieux, il y a tout de même des moments où c'est bon d'être homme ».
L'amitié est l'art de déguster ce vin précieux. Nous en avons tous, confusément, le besoin et la nostalgie. Le plus rude et le plus rébarbatif d'entre nous est plein d'harmonies secrètes et du besoin de trouver son diapason amical.
La vie, la vie de Paris, ne nous en laisse plus le temps. Où diable voudriez-vous promener, cultiver, savourer niu ami ? Au café ? L'amitié, sensible et pudique, se replie devant ce tohu-bohu que trouent les explosions irradiantes des becs électriques. Dans la ruè ? Autant vous mettre, quand il sonne, sous le (gros bourdon de Notre-Dame. Chez vous ? Oui si vous n'avez ni femme, ni tentants, ni maîtresse, car l'amitié, jalouse, n'a pas besoin de tiers quand il lui plaît de s'entr'ouvrir.
Peut-être y a-t-il, dans ce tonnant Paris, quelques quartiers bénis où peut encore fleurir l'amitié : l'île Saint-Louis, des coins de Passy, de Montrouge, de Ménilmontant, de Plaisance.
— Eh quoi ? des quartiers spéciaux pour l'amitié. Quelle est cette prétention ?
- Pourquoi pas. Il y a bien des quartiers plus favorables que d'autres au commerce de l'Amour. Toutes les prêtresses de Vénus, vous le diront. Pourquoi la sainte amitié, elle aussi, n'aurait-elle point ses exigences locales et locatives ? Réfléchissez-y un peu, pour voir.
En attendant, je salue comme un phénomène humain archaïque, déplacé, intempestif, l'amitié, l'amitié divine, fleur et lyrisme de la vie. Un jour, le dur bruit de Paris ne percera plus nos oreilles pleines de terre.
Et nous aurons eu, derrière notre convoi, des parents, des clients et des camarades. Mais nous n'aurons pas eu le temps de goûter, d'épuiser la haute volupté d'être un homme. Le progrès mécanique, que nous avons créé et qui nous a asservi, se venge. Il rend l'amitié impossible, dans nos grandes villes, comme il rend impossible les grandes vertus, qui sont : la solitude, la tendresse et l'esprit révolutionnaire.
Mais ceci est une autre histoire.

Roger Dévigne

Paris-Soir, 5 mai 1924

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