Un gosse dans la Cité Jeanne-d'arc (Paris XIIIe)

BrepsonGossePleinChant.jpg



La cité Jeanne-d'Arc est ce vaste ensemble de bâtiments noirs, sordides et lugubres, percés comme une caserne de mille fenêtres, et dont les hautes façades s'allongent rue Jeanne-d'Arc, devant la raffinerie Say.
Il y a trois cités accolées l'une à l'autre : une grande et deux petites. Elles sont chacune partagées en profondeur par une ruelle de terre battue. Celle de la grande la perce d'outre en outre, et forme un passage qui commence rue Jeanne-d'Arc et aboutit rue Nationale, tandis que les autres se terminent en cul-de-sac.
Dès qu'on a franchi la grille de la première, une odeur épouvantable, faite de mille relents, mais où prédomine celui des latrines, vous suffoque et vous soulève le coeur.
Le sol de la ruelle est noir et gras, gorgé de fange et jamais sec, entre les hautes bâtisses funèbres, et s'élargit un moment, au milieu, en une petite place où se dresse une borne-fontaine.
De chaque côté du passage, se voient des sortes de boutiques obscures, aux vitres fêlées, dépolies de crasse, et où se viennent écraser des faces difformes, pour suivre d'un oeil soupçonneux et colère, l'étranger qui d'aventure passe par là assez bien vêtu.
Puis çà et là, des proches donnant accès aux étages s'ouvrent noirs, comme des gueules de cavernes, et vous soufflent au passage une odeur d'humidité et de moisissure ainsi qu'en exhalent les caves. Si l'oeil plonge au fond de ces couloirs, il fit par distinguer confusément, parmi les ténèbres accumulées, des linéaments blêmes qui sont les marches et la rampe d'un escalier.
Quelquefois cette ombre a l'air de se mouvoir ; une tête pâle en émerge ; et bientôt apparaît un être misérable et sordide, farouche et poignant, qui clignote à la lumière du jour comme un hibou jeté brutalement au soleil.
Aux fenêtres sans volets - car on a bien prévu que jamais le regard d'or de celui-ci ne tomberait dans ce cloaque - pendent des guenilles et des linges immondes ; mais on n'y voit ni une fleur, ni un oiseau : dans cet air empesté ils s'étoilent vite et meurent.
On entend dans les étages des gosses qui piaillent ; quelques les cris d'une dispute où il s'en dit de salées ; des gens qui s'interpellent d'une croisée à l'autre ; et quelquefois aussi, tout là-haut, d'une mansarde, vers le ciel qui coule entre les toits comme un ruisseau d'eau en été, et de boue en hiver, une voix de femme, jeune, mais éraillée, qui chante un refrain canaille.
Le soir, cette crevasse cache son ignominie en d'épaisses ténèbres qui la comblent jusqu'aux bords, et que trouvent çà et là la flamme courte d'une chandelle dans les étages, et, en bas, les points jaunes de quelques quinquets.
Gare ! alors, au passant qui, ignorant des moeurs de la cité, s'aventurerait dans cette sentine sans raser les murailles... il risquerait fort de recevoir sur la t^te des choses liquides et solides très nauséabondes, les habitants de cette cour des miracles ne se gênant pas, la nuit venue, de vide leurs pots de chambre par la fenêtre !
Aussi les gamins ont-ils fait sur cette déplorable pratique une chanson qu'ils braillent dans l'obscurité, sur l'air de Savez-vous planter des choux ?", tout en ayant soin de se tenir dans les encoignures :
"Avec-vous par charité,
Un pot de m... (bis)
Avez-vous par charité,
Un pot de m... à nous jeter ?
Désir qui ne tarde par à être exaucé, car d'un peu partout des fenêtres s'ouvrent, et des "flocs" sonores s'écrasent sur le sol et rejaillissent éclaboussures.
Et c'est là l'origine de cette abominable odeur, suspendue à l'état permanent dans l'atmosphère du passage.
Les deux autres cités ne sont guère mieux tenues et habitées que celle-ci mais sont encore cependant loin d'atteindre à sa misère et à son infamie.
Elle est le réceptacle de tous les vices et de toutes les détresses. Et dans ses deux mille alvéoles obscurs et fétides où s'agitent des larves qui sont des humains ! dans tous ses couloirs ténébreux et funèbres parmi tous ses escaliers, recoins et encoignures sordies et au milieu de toute son ombre de et son infection, se tapit ou rôde, continuellement en quête d'une proie, un spectre dévorant : la tuberculose.
C'est dans la grande cité que nous étions venus échouer.






Auguste Brepson Un Gosse, suivi de La Repue franche, préface d'André-Charles Mercier. - Bassac, Plein Chant, 2017, 190 pages, 14 €


PArisSoir16août1931.jpg

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

Ajouter un rétrolien

URL de rétrolien : http://www.alamblog.com/index.php?trackback/4192

Haut de page