Ecrivain-Reporter, par André Baillon

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André Baillon était un gars du métier. Il en savait les usages, les règles non écrites et les défauts. Il en a fait un livre délicieusement vif, drôle et souvent tendre : Par fil spécial. Au moment de sa parution, les confrères de la presse parisienne (il vivait alors à Paris) lui ouvrirent leurs pages pour qu'il parle du « métier » comme il savait si bien le faire en respectant parfaitement les règles de la prose du reporter :

ce que le besoin d'information ultra-rapide lui impose — c'est un style alerte et clair, au service d'une vision nette et d'un jugement rapide

A la demande de Paris-Soir, qui dressait son portrait comme nous l'avons lu hier, il donnait le 3 juin 1924 une nouvelle saynète tirée de ses souvenirs de secrétaire de rédaction
A l'occasion de la réédition par Héros-limite de son sacré livre, l'Alamblog vous en offre un fragment de mieux :



Ecrivain- Reporter
Par André Baillon
Le reportage est-il un « genre littéraire », comme le roman, l'essai ou la critique ? Une jeune revue a posé la question. D'autre part, on l'agite autour du récent livre d'un confrère à qui certains prêtent les qualités du romancier parce qu'il détient celles du journaliste. Une fois de plus, voilà le petit problème à l'ordre du jour.
Il en est de celui-ci comme de beaucoup d'autres. On peut le tourner et le détourner à perte de vue. On soutiendra : oui ; on maintiendra : non ; et tout le monde aura raison, puisqu'aussi bien il s'agit d'une question de mots et de définition. Car à tout prendre, s'il est possible de définir le roman, le poème et autres « genres littéraires », comment préciser les limites de cette littérature elle-même, dans laquelle les uns prétendent introduire le reportage, et d'où les autres veulent l'exclure ?
Littérature ou non, cela n'a d'ailleurs pas grande importance, si l'on admet que, tout comme un roman, le reportage est une manifestation de l'intelligence humaine et mérite ainsi qu'on le considère.
Ce qui semble incontestable, c'est que le travail du reporter — celui qu'on lit au jour le jour —,diffère, par sa manière et sa matière, du travail dont on prendra connaissance, à tête plus reposée, dans un livre. Répondant à des besoins différents, s'adressant à un public différent, l'œuvre du romancier et l'œuvre du journaliste se présentent sous des formes nécessairement - différentes. Le reporter travaille au milieu de l'agitation et de la fièvre. Il s'y meut à l'aise ; elles l'inspirent, alors qu'un écrivain risquerait fort d'y perdre la tête et ses moyens.
Ce que l'on demande au reporter — ce que d'ailleurs le besoin d'information ultra-rapide lui impose — c'est un style alerte et clair, au service d'une vision nette et d'un jugement rapide. Voir vite, s'exprimer vite pour des lecteurs qui n'ont pas le temps de s'arrêter aux subtilités d'une phrase, cela demande beaucoup de qualités, très appréciables parce qu'elles sont à leur place, mais qui deviendraient peut-être des défauts dans un livre qu'on lit plus lentement, avec plus de réflexion et sans cet intérêt immédiat de l'actualité qui fait la force d'un reportage, mais aussi sa faiblesse.
A quoi bon pousser plus loin ce. parallèle. Ni l'on veut bien me le permettre, je jetterai dans la question ma très humble expérience de journaliste — en vous racontant une petite histoire.
Elle date de 1914, au début de la guerre et se passe dans un journal de Bruxelles où je remplissais les fonctions de secrétaire de rédaction.
On verra bientôt que, pour sa morale, le lieu de l'action n'importe pas. La mobilisation nous avait enlevé maints rédacteurs, quelques collaborateurs occasionnels s'étaient mis à la disposition de notre directeur. C'était gentil. Il y avait un brave petit bossu qui nous communiquait parfois des résultats de concours de pigeons et qui fut promu, d'emblée, aide-secrétaire ; il y eut le critique musical qui passa aux « faits divers » : il y eut aussi, disons. un certain M. Lepreux que, entre parenthèses, je n'aimais guère à cause d'un excès de violette dans ses mouchoirs.
Ce M. Lepreux faisait la critique artistique, vous savez bien ? ces chroniques que l'on écrit en pantoufles et que l'on continuera demain si on n'a pas envie de la finir aujourd'hui. De plus, il était romancier, et je crois bien qu'en ce moment, il figure parmi les plus décorés de ces messieurs à rubans qui composent ce que l'on appelle l'Académie française de Belgique.
Bon ! Puisque ce M. Lepreux venait prendre des ordres, on lui en donna. On l'envoya quelque part. Il s'agissait d'aller dans certain coin du Brabant, à quelques lieues de Bruxelles, où les Allemands, maîtres de Liège, envoyaient leurs éclaireurs : on y signalait quelques engagements.
La consigne était simple : aller et revenir vite, à cause de la censure, le journal sortant de presse à minuit, et les téléphones étant pris par les services militaires.
— Compris.
Guêtré jusqu'aux cuisses, des « jumelle » au côté, un bloc-notes sur le cœur, M. Lepreux fila, en auto aussi loin qu'il put, et ensuite à pied.
Vers les huit heures du soir, je vis revenir un Monsieur Lepreux, toujours guêtré, mais moins frais, très pâle et, avec cela, très ému.
— Eh bien, Monsieur Lépreux ! Et votre papier ?
C'est la phrase sacramentelle du secrétaire.
— Mon pap... ?
— Oui, enfin, votre article !
— Mon article ! Mon cher ami, figurez-vous ! On se battait. Les arbres semaient leurs feuilles sous les balles. Il y avait un mort, couché tout seul dans les blés. Il était grand. On ne s'imagine pas comme c'est grand, un mort couché à même la terre.
— Fort bien, Monsieur Lepreux. Mais votre article.
— Attendez donc : il n'est pas fait. Je vais l'écrire.
— Soit. Mettez-vous ici.
M. Lepreux poussa des exclamations :
— Ici, dans ce bruit ! ces gens qui entrent, ces gens qui sortent !
— Alors, venez.
Je le menai dans un réduit où il serait seul et M. Lepreux, ayant allumé une cigarette, mit le front dans sa main.
Une demi-heure après, comme on me demandait de la copie pour les machines, je relançai. M. Lepreux. Il avait toujours la main sur le front et par terre gisaient beaucoup de bouts de cigarettes.
— Donnez-moi vos premiers feuillets, Monsieur Lepreux.
— Mes feuillets ! Je n'en ai pas encore. Laissez-moi réfléchir ! Je me recueille !
Une demi-heure après, je retournai. Il n'était pas seul. Il racontait :
—- grand... grand... Je ne m'imaginais pas...
— Monsieur Lepreux, n'oubliez pas votre article.
— Non, non, voila.
— Il me montra un feuillet. Il avait déjà écrit le titre.
— Pensez à l'heure. Monsieur Lepreux.
Un peu plus tard, je .retournai. Il était seul, le front dans la main. Le monceau de cigarettes avait grossi. Sous le titre, je pus contempler trois lignes dont une barrée.
Cette fois, il se fâcha :
—- Mon cher, comment voulez-vous que je travaille ? Vous me dérangez à chaque instant. Pas moyen d'écrire dans cette boîte. Qu'on me laisse.
Soit, puisqu'il le voulait, je le laissai.
Je ne sais plus combien de temps il passa. Tout de même, à la longue, M. Lepreux vint me trouver. Il rayonnait. Il tenait ses feuillets à la main.
— Voilà, ça y est. Je vous ai fait quelque chose de beau.
C'était fort beau, en effet. Seulement, j'avais mon chapeau sur la tête et, le journal fini, les rotatives ronflaient déjà...
Cette petite histoire, si elle ne prouve pas que le reportage est un « genre littéraire », démontre qu'un littérateur n'est pas toujours capable d'écrire des choses de ce « genre ».
Et cela répond, du moins, à une partie de la question.

André Baillon







André Baillon Par fil spécial. Carnet d'un secrétaire de rédaction. Préface. - Héros-Limite, 2020, coll. "Tuta Blu", 173 pages, 18 €

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