Poésie de la houille blanche

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La poésie de la houille blanche

Sur les torrents, que de poètes lauréats ont sévi ! D'un torrent, cet insoumis, ils font un complaisant sujet oratoire. Cette force sauvage, ils parviennent, à coups d'images poncives, à la réduire à la taille d'une estampe de la Restauration, charmante et sans accent. Au bord des flots écumeux, une jeune femme est assise, un peu grasse et, les yeux levés... Leur torrent, ce n'est plus qu'un joli décor. Aussi, comme ces poêles sont soulevés d'une noble indignation, à la fin du morceau lyrique, en apercevant l'usine de houille blanche qui les guette et va troubler leur rêverie digestive !
Ont-ils jamais vu, entendu, un torrent ? perçu, de leurs oreilles et de leurs yeux, ce prodigieux vacarme de vaisselle cassée, ce roulement de tonnerre, qui sans cesse se renouvelle ? cette masse de lumière, éblouissante - et délicate comme une verrerie, et dont la vigueur sans lassitude use la montagne, arrache un arbre comme une herbe, et polit comme un galet une roche détachée ?
S'ils étaient mis dans la présence inquiétante d'un torrent, ils ne se scandaliseraient plus qu'une usine se plantât dans ses eaux. Cette force brutale participe d'une harmonie terrestre qui n'est qu'une illusion. Il n'y a, autour de nous, que le libre jeu des forces qui se heurtent. Il n'y a qu'une tendance vers un équilibre jamais atteint ; une victoire momentanée, toujours disputée, du plus fort. sur le faible. Alors, pourquoi ne pas entrer dans cette lutte ? Pourquoi ne pas essayer de remplacer un ordre accidentel par un ordre intelligent ? En face du torrent, l'attitude de la lutte est la seule attitude humaine.
C'est la seule dont le poète ne se gausserait pas, s'il n'était aveugle et sourd. En installant sur son cours une usine, on défait une beauté ? Soit. Mais une beauté qui a longtemps servi ; et on fait une autre beauté, qui est nouvelle. Beauté certaine, que celle d'une digue gigantesque qui barre la gorge, et contre quoi le torrent s'acharne jusqu'à la démolir souvent. Beauté, la capture dangereuse de l'eau, dans un tuyau de fer ou de ciment, plus vaste que le grand égout collecteur d'une capitale, Beauté ensuite, quand on entraîne de force le torrent lié et sa colère intacte, jusqu'aux turbines. Ne sent-on pas ici, transposé en un temps réaliste, un peu de cet idéalisme constructeur qui, en d'autres temps, éleva des cathédrales ?
Dans les turbines, immenses boîtes closes, rivées au sol, immobiles sous le haut vitrage, l'eau tourne furieusement, prise au piège. Avec elle sont brassés la volonté agissante des ingénieurs, le travail opiniâtre des ouvriers, Je calcul des financiers. -et, de tout cela, est exprimée l'électricité, par un tour de passe-passe grandiose, plus émouvant que cette tran-. mutation sur laquelle se penchaient les alchimistes du Moyen-Age, près de leurs crocodiles empaillés — et que, d'ailleurs, ils ne réussissaient jamais. Ici, c'est propre et bien fait, dirait un camelot gouailleur.
Sur des fils de cuivre, qui ont l'air si sage et qui savent tuer avec une plus exacte ingéniosité qu'un poignard romantique, l'électricité s'en va, à travers Ja campagne distraite, parmi les labours muets. On ne la voit pas passer. Mais, dans les villes, sa fureur se réveille.
Le torrent, là-bas capté et déguisé pour la route en pèlerin benoît, jette sa défroque. Il se rue sur les trains qu'il pousse ; fait glisser les tramways, qui jettent les gens à leurs affaires -et à leurs amours ; et, le soir venu, crée la lumière et refait le jour.
Certes le jeu n'est pas sans risques. Nous ne savons pas ce que la houille blanche fera de nous. Elle ajoute à la surenchère de vitesse, qui déjà nous possédait et qui, peu à peu, transforme le monde. Puis l'électricité, cette force obtenue par torture, un jour peut-être rentrera dans son équilibre primitif ou dans un nouvel équilibre insoupçonné. Et ce sera une catastrophe merveilleuse.
Mais nous n'y pouvons rien. La vie nous entraîne et il nous faut courir avec elle si nous voulons vivre. Regardons en courant le visage présent de la Beauté éternelle et changeante.
Pierre Grasset.





Pierre Grasset
M. Pierre Grasset est un des écrivains contemporains qui, tout en sacrifiant au modernisme, en étant, comme on dit. de leur temps et même en le dépassant par de raisonnables anticipations, ne se croient pas obligés de faire joujou avec le puzzle compliqué de nos cubistes littéraires.
Sa phrase est simple — directe — ornée, quand il le faut et dépouillée quand il le veut sans sacrifier au goût naturel des poncifs pour les clichés interchangeables du classicisme. Comme la vision moderne qui l'a engendrée, son image est neuve et, pourtant. l'expression qu'il en donne reste claire. Est-ce à la formation scientifique de son esprit que M. Grasset doit ce surprenant alliage de qualités ?
Car, fils du professeur Grasset, de Montpellier, cet auteur médecin s'est évadé des sciences aussitôt après l'internat.
Mistral lui avait préfacé, à ses débuts, un Hymne à la Provence auquel les bibliophiles lettrés tiennent doublement, car il est épuisé. Sous la direction de M. Jacques Rouché, il fit représenter au Théâtre des Arts, en 1912 Jeannine, pièce en trois actes, bien accueillie. Ensuite, il nous a donné Le Journal de Pierre Daunis, Un Conte bleu, Aimer, Le Cœur et la Guerre, Le Don Juan Bourgeois, et, tout dernièrement, Le Torrent dans la Ville.
Don Juan, avait une parenté fraternelle avec Jacques le Paresseux, de Marcel Millet, ce qui, loin de fâcher les deux auteurs, leur fit nouer des relations qui sont devenues amicales.
La chevelure disciplinée vient se ranger sur un front volontaire où les veines sont dessinées comme les fleuves sur le parchemin d'une carte. Et je vois sur ce front strié de canaux, l'limage en quelque sorte symbolique de ce voyage incessant des pensées dans un tumulte qui ressemble à celui des grands carrefours et dont le désordre n'est qu'Apparent.
Gabriel Reuillard


Paris-Soir, 11 juin 1924

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