L'amitié du 18 juin

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L'amitié : à Paris et ailleurs

Lorsque, le 5 mai dernier, parut dans Paris-Soir, l'article de Roger Dévigne : Paris mange les amitiés, j'ai trouvé mon ami Georges dans l'enthousiasme. (je sais que le lecteur ignore qui est mon ami Georges, mais cela n'a vraiment aucune importance). Et, cet ami tout attendri et transfiguré, me fouilla du regard. Il comprit que je savais de quoi il s'agissait (car nous mous comprenons du regard, Georges et moi). Et le brave homme de s'écrier :
— As-tu va ça ? Un Français, mon vieux, un écrivain français qui ose écrire dans un journal ces mots : « sainte amitié » ; « amitié divine » ; « fleur et lyrisme de la vie ». Et puis ceci : « Où diable voudriez-vous promener, cultiver, savourer un ami ? » - Comme c'est vrai ! Eh bien, ce Dévigne, à coup sûr, si on pouvait mettre la main sur lui, il ne « tomberait pas de la voiture » !
Mais le lecteur ne sait pas ce que signifie « tomber de voiture » de mon ami Georges. Je veux le lui expliquer.
***
À Paris, l'amitié, c'est un commerce tà, peine moins poli que les autres commerces. Les amis se disant « merci » et « pardon » à tout bout de champ, alors qu'il n'y a rien à remercier et rien à pardonner. C'est trop poli...
C'est autre chose en Orient. Là-bas, où tout au moins chez les hommes de cœur et de pensée, l'amitié a tous les 'droits et tous les devoirs. Un ami peut tout se permettre... (sauf de vous enlever votre femme, bien entendu). Il peut « entrer sans frapper », comme on fait ici dans les bureaux de poste. Les détresses se supportent en commun, les joies se partagent ; les faveurs de la vie qui tombent sur l'un doivent se répandre sur l'autre d'une façon absolue ou alors, ce n'est plus de l'amitié.
Que l'on veuille bien se figurer le fait suivant, phénoménal, sommet de incompréhension pour Georges et pour moi : quelqu'un se dirige tout droit sur un être humain qui n'est ni son père, ni son frère, ni une femme désirée, et il lui dit : « Je vous aime. » - « Moi aussi, je vous aime », répond l'autre. Et il s'aiment. Mais tout en s'aimant. ils se séparent le soir, l'un bien rassasié, l'autre crevant de faim (ou de misère morale, ce qui est pis).
>Maintenant, dites-moi, « S.V.P. », à quoi bon cette belle déclaration d'amour — la plus belle de toutes celles qui puissent être faites sur la terre, la plus pure et la plus désintéressée — si elle n'est pas accompagnée de la plus simple justice, celle de dire à l'ami aimé : "nos détresses seront supportées en commun ; nos joies, nous les partageons"
Eh oui ! elle est dure cette amitié !... Elle est dure ? ... Mais non ! ... C'est tout ce qu'il y a de plus facile !... Il s'agit seulement d'être venu au monde ainsi. Donner, donner toujours, donner le dernier souffle de sa vie. Mais à qui ? Parbleu, à l'ami ! Et où est l'ami ? ***
Où est l'ami !
Il venait de monter dans cette "voiture" endiablée qui roule à travers des mondes à une allure fantastique, derrière ses deux dragons ailés, nourris de charbons ardents. Il venait de montre... On lui avait bien dit de se cramponner, car l'épreuve devait être terrible. Tout se disloque. Tout tombe en morceaux. Il faut se cramponner.
Mais, le pauvre « ami », tout cela fut plus fort que lui !... Quelque part, Dieu sait où, en un point quelconque de cette course fantasque, il a été projeté dans le néant, et lorsque le miraculeux cocher s'est aperçu de la chute, il était trop tard : l'ami embarqué était tombé de la voiture !
— Dis donc. Georges : qu'est-ce qu'il devenu l'ami X..., qui « a monté » l'année dernière ?...
— X. ? Lequel ?
— Mais celui qui prétendait ne pas avoir peur de la voiture fabuleuse...
— Oh !... mon vieux : il y a longtemps qu'il est tombé de la voiture !
Je vous crois, quand vous dites que l'amitié n'est pas une vertu facile à pratiquer, ni à Paris, ni ailleurs, ni même en Orient. El cependant...
Mais il faut être venu au monde ainsi.

Panaït Istrati




Panaït Istrati, par Gabriel Reuillard

« Un Gorki balkanique, a dit de lui Romain Rolland.
Et lui-même, racontant sa vie tourmentée, se confessant, s'écriait, après fie récit des heureuses années d'enfance à Braïla où il est né d'un père contrebandier grec qu'il n'a pas connu et d'une mère roumaine qu'il adorait mais qu'il quitta pour s'élancer seul à douze ans, sur les routes inconnues : « Ce fut le début d'un vagabondage qui dure encore en ce moment et qui durera toute ma vie, car rien ne m'arrête, rien ne me plaît et en rien je ne suis stable. C'est une vraie malédiction ! »
Mais vivre — connaître — empli ses yeux de pavages toujours renouvelés, s'accrocher a un train qui passe, se cacher au fond d'une cale de paquebot jusqu'au départ et risquer de se faire débarquer au prochain rivage si l'on n'a point d'emploi, de poste à vous confier à bord, un travail par lequel vous acquitterez les frais du voyage. Partir un jour de Constantza et visiter ainsi successivement le Caire, le Pirée, Athènes, Naples, de nouveau Alexandrie et le Caire, puis Port-Saïd, Jaffa, Jérusalem, Beyrouth, les villages du Liban, Damas. Alexandrette, Alessine, Tripoli et rentrer dans la Roumanie par Constantinople. Puis repartir pour connaître la Suisse, l'Allemagne, l'Autriche, la France, etc, etc... Tour à tour garçon épicier, garçon boulanger, domestique, apprenti mécanicien, docker, apprenti serrurier et forgeron, apprenti peintre en bâtiment, marchand ambulant, photographe (« pierre qui rouie n'amasse pas mousse », n'est-ce pas les héros de la petite épargne ?), physique et à moitié fou de misère, il se tranche la gorge, en janvier 1921 à Nice. On trouve dans sa malle de vagabond une lettre de vingt pages adressée à Romain Rolland. On l'expédie : » Je lus, écrit l'auteur de Jean-Christophe, et je fus saisi du tumulte de génie. » Il appelle près de lui le désespéré, le réconforte, le décide à noter une partie de ses récits et l'engage dans une oeuvre de longue haleine : Les Récits d'Adrien Zograffi, dont le premier volume Kyra Kyralina, vient de paraître.
Pages vives, pleines de couleurs, débordantes de vie et toutes heurtées par mille et mille images de paysages et d'êtres rencontrés au hasard des longues routes, par mille et mille émotions, sensations, réflexions surgies dans le perpétuel renouvellement d'une existence jamais fixée. L'écrivain, ici, c'est l'homme tout entier. Et cet homme international, qui écrit directement en français, un dernier trait vous le peindra : il a appris seul notre langue en traduisant, à coups de dictionnaire, nos classiques : Fénelon, Rousseau, Voltaire, Montesquieu, Pascal. Montaigne, La Rochefoucauld. etc... Voilà l'école. Voilà l'élève. Et quand, dans son langage coloré, il parle de ces divins maîtres : "Que le Paradis leur soit octroyé a tous dans le ciel !, s'écrie-t-il. Ils ont été mes grammairiens. en même temps que des compagnons qui me parlaient droit au coeur, me fouettaient l'intelligence et m'apprenaient à estimer la vie. Je me suis plus d'une fois querellé avec eux. Et cependant, comme je les aime et estime : ils ont été de si grands « penseurs de l'esprit ».
GR

Paris-Soir, 18 juin 1924

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