Une enfance soviétique

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Après avoir été charmé par Triangle isocèle et ses Cinq histoires russes, il nous était difficile de résister à l'attrait du troisième livre d’Elena Balzamo. Traductrice d’origine russe, elle est devenue une figure particulièrement sympathique de la littérature française, et l'on n’a aucun doute sur le charme dégagé par ses écrits. Une intelligence souriante et sensible aux choses qui nous entourent, sans ostentation ni dogmatisme, sans moralisme ni leçon constitue un havre pour le lecteur qui a l’impression de se nettoyer l’esprit à cette lecture, comme il le ferait lors d’une longue promenade dans la nature.
C’est d’ailleurs par la nature qui entoure ses datchas d’enfance qu’elle entame son recueils de chroniques. Ses cueillettes soulignent ce mélange de simplicité, d’étonnement amusé et léger qui caractérise ses écrits, certainement le produit d'une longue expérience de la vie en mode soviétique dont elle nous fait sans nostalgie ni rejet le tableau, racontant ce qu’était pour l’enfant et la jeune fille curieuse des langues l’Union soviétique, ses caractéristiques, ses tares et les qualités de son peuple, puisque le régime politique et économique, aussi totalitaire qu’il soit, ne pouvait empêcher de provoquer d’excellentes réactions parmi sa propre population.
A commencer par un goût immodéré pour la littérature et en sens de l’essentiel dont l’Occident aurait été bien avisé de prendre la mesure. Comme elle cite Joseph Brodsky, reprenons-le à notre tour : « En l’absence de biens matériels, la cote des choses de l’esprit monte facilement en flèche. »
Refaisant son trajet d’exilée de manière non pas chronologique mais affective, Elena Balzamo nous offre des moments de réflexions sentimentales et subtiles qui alternent avec des descriptions pleines de saveur. Celles-ci, souvent amusantes dans leur précision, s’associent pour nous conduire d’étonnements en paradoxes qui dépassent souvent le seul cadre du monde soviétique : la diaspora, le territoire, la variété des modes de vie dans les différents territoire de la Russie soviétique foment la base du propos de la chroniqueuse, mais elle ne dédaigne pas de signaler au détour d’un développement la viande paradoxalement si rare à la campagne, les objets « ovnis » en provenance d’Occident, ou de nous donner son éclairage sur des sujets qui nous touchent de très près comme la vogue du tatouage ou le féminisme contemporain dont certains excès, contreproductifs, confinent selon elle à la victimisation, et nous lui donnons raison, tout en remarquant qu’elle est l’une des rares auteure à refuser toute féminisation des mots et noms de métiers, signe, à coup sûr, d’une réelle force de caractère qu’il faut saluer — Même si nous ne la rejoignons pas lorsqu’elle limite la révolte des Gilets Jaunes au déversement d’obscénités fascistes sur les réseaux sociaux, mais c’est ici une question très secondaire et cela ne nous empêchera certainement pas souligner qu’ont primé — de loin — à nos yeux les pages consacrées au vol de livre — cette « suspension momentanée des normes éthiques » — puisque ce dernier nimbe comme on pouvait le soupçonner tout l’ouvrage. Et les écrivains eux-mêmes, parmi lesquels les grands Gazdanov, Nekrassov et Brodsky.
En hommage à Gazdanov dont les Chemins nocturnes’’ (qu’elle a traduit pour les éditions Viviane Hamy) sont un grand livre du siècle dernier, on note la présence des chauffeurs de taxis russes de Paris, enfants de la diaspora de 1917, et puis celle de jeunes sportifs à la russe, des appartements collectifs, de Bella Eipstein la généreuse, et, ce fameux goût des champignons qui faisait déjà le charme de la La Planète des champignons'' d’Elena Tchijova.
Pour ne dévoiler de vif qu’une seule petite part du livre d’Elena Balzamo, c’est le passage expliquant ce que représentait les samizdats pour un peuple confronté au manque de l’essentiel qui nous a paru le plus éclairant, et le plus touchant pour un lectueur... Il devrait faire réfléchir tous ceux qui pleurent aujourd’hui les affres d’une « chaîne du livre » française déraisonnable suturée comme la créature de Frankenstein fille d’un capitaliste assumé et de subventions parfaitement keynésiennes. Le samizdat en question est ‘’Le Pavillon des cancéreux'' de Soljenitsyne :

On devait le rendre le lendemain au propriétaire ou, plus exactement, au « fournisseur » : les oeuvres de samizdat circulaient en permanence et ne retournaient que rarement à celui qui avait confectionné l’exemplaire en question, soit en dactylographiant un autre exemplaire dactylographié, soit en recopiant une édition faite en Occident.
L’exemplaire apporté par mon père était d’une piètre qualité : des caractères pâles tapés sur des feuilles minces comme du papier à cigarettes. Grâce au papier carbone intercalé entre les feuilles, la machine à écrire permettait de faire quatre copies au maximum, la quatrième étant à peine lisible. Nous avions une nuit pour lire un roman de presque 400 pages et nous l’avions fait, toute la famille : mes parents, ma grand-mèreet moi, ma soeur étant trop petite pour participer au marathon.
Comment quatre personnes pouvaient-elles lire un livre de cette taille en si peu de temps ? La lecture à haute voix, processeur trop lent,n’entrait pas en considération. En fait, cela ne posait pas de problème dans la mesure où ce n’était pas un volume relié, mais des feuilles séparées, faciles à manier, qui passaient de main en main, page après page, chapitre après chapitre. Le lendemain matin, mon père partit au travail en emportant le livre dans sa serviette.
Notre lecture suivante, Le Premier Cercle, relevait d’un cas différent. Cette fois, le livre nous appartenait. Il s’agissait d’un exemplaire photographique : des centaines de pages guère plus grandes qu’une carte postale, fabriquées par mon père à partir d’une pellicule photo dans sa camera oscura improvisée, autrement dit notre salle de bains. La qualité variait d’une photo à l’autre, certaines étaient si floues qu’on avait du mal à les déchiffrer. Les caractères étaient minuscules, mais il n’était plus nécessaire de tout lire en une nuit.

N’était son incurable amnésie collective, le peuple russe a sans doute des leçon de résistance, de patience et d’obstination à adresser au monde occidental. Mais en attendant le moment où le peuple Français acceptera des préconisations ou des exemples d’outre-Europe, il nous est toujours possible de rester songeurs... Bref, en sortant du confinement, période propice à la réflexion sur ce dernier sujet, suivez le conseil du Préfet maritime et prenez le large avec Elena Balzamo.


Elena Balzamo Décalcomanies. - Paris, Marie Barbier, 152 pages, 12 €
Et aussi
Elena Balzamo Triangle isocèle. - Paris, Marie Barbier, 128 pages, 12 €
Et encore
Elena Balzamo Cinq Histoires russes. - Paris, Buchet-Chastel, 2015, « Notabilia », pages, €

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