Gestern et Lubin

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Etonnante proposition de la romancière Hélène Gestern, qui nous avait surpris, et à plusieurs reprises, depuis la publication de son premier roman Eux sur la photo (Arléa, 2011). Universitaire spécialisée dans l’étude de l’autobiographie et de la correspondance, elle a le don pour se saisir de sujets dotés d’une intrinsèque teneur en matériaux essentiels, ceux qui font les livres rares. Et ceci sans jamais pactiser avec une quelconque actualité. Sans doute suit-elle son fil et c’est ce qu’elle nous dit, du reste, dans son nouvel opus, Armen’', — ce qui nous en fait un deuxième (1) mais l’Armen'' de Gestern n’est pas celui d’Abraham, même s'il s’agit finalement d'évoquer encore un homme terriblement seul... Cet Armen-ci n’est ni un phare ni son gardien, c’est un poète notoire et fameux frappé par le terrible mal de Pott, la tuberculose osseuse qui le maintint sa vie d’adulte durant dans un état de souffrance terrible — il est difficile de concevoir son état et les conséquences des traitements, ainsi que ses trente années de souffrance physique et morale —, sans avenir, sans emploi, tenu à distance de la société active, doté pour seuls viatiques d’amitiés fermes et d’une plume bien pendue dont sa correspondance et son talent puissant ont apporté la démonstration : Armen Lubin.
Dans son oeuvre, Hélène Gestern privilégie le roman — et le roman roboratif — au poème. Elle a, cette fois, opté pour la biographie autobiographique, si l’on peut appeler ça comme ça, trouvant l’occasion de se raconter, ses quêtes, ses amours, sa vie, ses illusions et ses désillusions, sa famille et son parcours mystérieux. Alternant un chapitre sur son enquête Lubin et un chapitre en contrepoint relatant la face personnelle de la question qu’elle aborde dans le chapitre passé, elle parvient à nous passionner pour les deux êtres qu’elle étudie, Lubin et elle-même. On conviendra que l’exercice est singulier, et particulièrement audacieux.
Une première note de lecture des poèmes de Lubin a paru dans le numéro de Confluences (mai-juin 1944). Elle est signée René Bertelé :

Les poèmes de Lubin sont rugueux, prosaïques et amers. Ils évoquent avec un réalisme assez direct, l’odeur fade des hôpitaux, des meublés et des fastes tristes de la vie précaire. Il faut citer le premier poème de Fouiller avec rien, où la prostituée, rentrant à l’aube, rapporte l’O de l’hôtel tombée dans la rue : « Tenant la lettre monstre sur son centre menu/ Avec effroi et force battements de cils/ Elle rapporte sa couronne froide de rosée… »

Armen Lubin avait publié « Marie-Madeleine » quelques années plus tôt dans Le Pont Mirabeau (1938, n° 3) : s'il n’était pas celui que l’on entoure, il faisait tout au moins partie du sérail et ne fut jamais rejeté, même si sa position de malade, statut plutôt que position, ne lui permettait pas de travailler : exilé de son pays (il et né Arménien à Constantinople), et comme exilé de la vie, il subissait les déménagements d’institutions hospitalières en sanatoriums en victime résignée de sa maladie. Le 27 novembre 1951, il partagea avec un autre malnchanceux, François-Paul Alibert, la Bourse des poètes destinés aux plus nécessiteux...
C’est à travers sa correspondance avec Madeleine Follain, l’épouse du poète Jean Follain, déposée à l’IMEC, qu’Hélène a pris contact avec Armen Lubin, découvrant à son tour la diaspora arménienne de France et ses figures intellectuelles, puis, peu à peu, trouvant dans le parcours et les problématiques du poète arménien des échos aux siennes, des interrogations convergentes, des éclats de destins similaires et, naturellement, ce rapport à la littérature qui créé forcément des passerelles affectives et pratiques... Enfin il y eut des rendez-vous avec les témoins, le biographie, les recherches traditionnelles.
Malgré tout, Armen Lubin eut sa place au soleil des poètes. Aux côté de Joë Bousquet, il reste l'un poète qu’a torturés la douleur, et avec Paul Verlaine et Yves Martin il est de ces poètes de l’hôpital si singuliers. Le 25 août 1949, on trouve dans Combat son poème « La Note » entre un portrait de Paulhan et une chronique d’Henri Calet. Il y met son addition :

On trouve vers le bas le total des totaux
Vers le bas on trouve un lit d’hôpital

Sept jours plus tôt, Arthur Adamov lui avait consacré au même endroit un très beau papier intitulé « L’œuvre d’Armen Lubin ». Dans le journal mené par Pascal Pia, le poète était adoubé aux yeux de tous : « Frustré de la vie extérieure dite normale, privé des petites consolations qui amenuisent si bien le temps et le fragmentent, Armen Lubin restitue aux moindres gestes qui entourent sa vie infirme le caractère solennel propre aux cérémonies. » Et Adamov d’insister sur le procès (et processus) que subit Lubin , payant par ses souffrances un sursis où la maladie le maintient sans bornes, en vertu de lois qui échappent à la compréhension. Et bien entendu, Adamov en appelle à Kafka et poursuit ses remarques sur la réinvention de l’espace par Lubin, les rapports et proportions qu’il établit entre des objets, les déformations qu’il imprime aux mouvements.
Ce qu'Hélène Gestern trouve en Armen Lubin c'est à la fois un pair et un miroir. Peut-être une sorte de modèle ombré, à tenir à distance, ou une figure tutélaire qui donne à son livre, qui reste une gageure, une vertu enthousiasmante assez puissante. Cet Armen prouve lui aussi que la littérature nous donne toujours de fortes leçons de curiosité. Toujours autre, toujours différente, jamais conforme à ce qu’on attend d’elle, c’est d’ailleurs lorsqu’elle nous prend à revers qu’elle est la meilleure.


Hélène Gestern Armen. — Paris, Arléa, 627 pages, 25 €

(1) On avait déjà l’Armen de Jean-Pierre Abraham, Le Seuil, 1967, classique des classiques du XXe siècle français dont le sujet était le phare breton : une réédition serait la bienvenue.

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