Une fiction fondamentale

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Vous ne savez donc pas ? Il faut que je vous mette au courant ? La vérité, c’est que nous sommes ici dans l’un des cercles infernaux — exactement, le n° 2134, série B. J’ignore à cause de quelles erreurs, mais pour ce qui est de la nature du supplice, voici : chacun de nous est condamné à se figurer qu’il a mené autrefois une existence beaucoup plus heureuse, et qu’un jour viendra où il pourra la reprendre au point où il a dû l’interrompre. Cette petite invention n’a l’air de rien. N’empêche qu’elle a valu à son auteur (une espèce de dieu esthète, à qui l’Enfer sert d’album d’ébauches, très aigri, d’ailleurs, d’avoir été traité jusque)là par les autres dieux ses confrères comme un raté) une jolie célébrité. Inutile de vous dire que cette histoire de guerre mondiale n’existe pas: c’est la fiction fondamentale, autour de laquelle s’enroulent les autres motifs. Les êtres qui montent la garde autour de nous, qui légifèrent dans les bureaux, et que nous appelons les Boches, sont tout simplement les démons chargés d’entretenir en nous ce feu dit illusion qui nous oblige à faire ici les pantins. Ces objets qu’on nous distribue à intervalles savamment gradués, dits lettres et colis dans notre arfot de damnés, sont l’oeuvre d’une manufacture qui livre des paradis à la grosse pour réprouvés en bas âge. Or, une autre dieu a fini par s’aviser qu’il suffirait de nous faire savoir combien est vaine notre espérance de sortir d’ici pour que nous décidions tous de nous suicider, ce qui est paraît-il, notre seul droit, et qui jouerait un bon tur au cher confrère. Mais le dieu dont nous dépendons, en apprenant cette manoeuvre, a déclaré qu’il s’en fichait, qu’il avait prévu le cas. Il soutient que la caractéristique de notre nature est une faculté indéfinie de nous supplicier nous-mêmes, la mise ne branle initiale étant faite une fois pour toutes : que, par conséquent, la connaissance du seul moyen de délivrance apporte un perfectionnement à son oeuvre, en devenant entre nos mains un nouvel instrument de torture, car aucun de ses damnés ne voudra croire tout à fait au renseignement libérateur. Il espère ainsi obtenir de la beauté portée à une point de condensation inconnu jusqu’ici dans le bas peuple des sphères, peut-être même sous la forme idéale de léger et éblouissants cristaux. Car vous n’ignorez pas que, dans les laboratoires des dieux qui se respectent, on obtient de la beauté avec de la douleur aussi facilement que les démons qui nous gardent fabriquent du boudin avec du sang. Les choses en sont là. Vous connaissez le tuyau. Faites comme il vous plaira.
Gronzal était passé derrière Sévrier. il lui serra le front des deux mains, puis lui frotta affectueusement les oreilles en disant :
— Pauvre diable !

Camp de X..., 1917.


F.-J. Bonjean Une histoire de douze heures. Préface de Romain Rolland. — Paris, F. Rieder et Cie, 1922.

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