Julia Daudet petite fille

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Très bonne initiative que cette réédition de L’Enfance d’une Parisienne, le premier flivre que celle qui fut la Consuleo d’Alphonse Daudet, si l’on peut dire par anticipation (1). Fille d’industriels cultivés, elle aura été une personnalité majeure des lettres de son temps et — il semble qu’on l’oublie un peu — l’une des toutes premières lectrices du manuscrit de la ''Recherche'’, alors que le jeune Proust lui-même ne croyait guère à son propre talent.
Un chapitre de son livre de 1844 (Paris, Charavay) évoque son abord du livre et de la lecture et s’y trouve souligné le fait que « le livre ouvert éparpille sa chimère" :

Longtemps les livres n’ont existé pour moi comme pour tous les enfants que par leurs images, dont le dessin, la couleur remplacent le relief, en imitent la vie. Quand l’image me plaisait, vivement je tournais la page, cherchant de l’autre côté l’intérieur des maisons dont je voyais la façade, la fin de l’allée qui s’enfonçait sous les arbres, et le profil des visages sacrifié à la perpective. Je compris bientôt que tout cela n’était qu’une apparence dont il fallait se contenter. Ce fut une déception, mais les livres en reçurent pour moi cet attrait magique, mystérieux, de recéleurs d’inconnu, qu’ils ont toujours gardé depuis.
Il y en avait tant à la maison, sans compter les hautes bibliothèques combles, débordant, présentant à la vitre les reliures et les titres divers ! On en trouvait partout sur les meubles, les tables, prêts à feuilleter au caprice de la pensée ou du loisir. Le logis en semblait plus rempli, plus vivant, car le livre entrouvert éparpille sa chimère autour de lui. Ainsi il y a des noms que j’ai connus bien avant de savoir lire : Lamartine, Sand, Victor Hugo. A mes yeux, ces noms ne représentaient pas des êtres, mais des mondes inconnus, de même que le titre d’un livre m’a longtemps donné l’impression de ces lignes idéales qui enferment des montagnes, des rivières, des océans sur les cartes géographiques.
Du moment où je sus lire, aucun jouet ne me parut plus aussi intéressant qu’un livre. C’était un bonheur de l’ouvrir, de tenter la surprise des pages, et cela sans la moindre inquiétude du sujet. Tout m’amusait également. C’est superflu de donner d’abord des contes de fées aux enfants. Les premiers livres que j’ai tenus à deux mains dans ma ferveur d’application, l’Histoire sainte, les Contes de Perrault ou de Schmidt, sont tous pareillement encadrés d’or, peuplés d’être fantastiques, d’aventures merveilleuses ; tellement j’étais éblouie par le miracle de savoir lire. L’hésitation même augmentait cette apparence surnaturelle en laissant entre les phrases des intervalles de rêves. De ces lectures balbutiées, il est des mots qu’on n'oublie pas, ceux qui vous ont fait chercher longtemps ou que l’on n’a pas bien compris. On dirait que le mystère où ils étaient enveloppés les emprisonne tout au fond de la mémoire, comme un cocon impénétrable et fragile, brisé seulement à son heure par l’aile vivante et ouverte de l’idée enfin éveillée.
Les livres de vers me semblaient pleins de jour et d’air, avec leurs lignes courtes, entourées d’espaces blancs comme de l’atmosphère musicale formée par le rythme.
Je sentais là beaucoup de place pour la pensée, toute la largeur des marges ménagée aux lenteurs d’une intelligence d’enfant. Positivement, cela m’aidait à comprendre. Au contraire la prose compacte, serrée, m’a toujours semblé difficile à lire assidûment du premier coup. Les phrases, les pages entières parcourues, ont, je trouve, tout d’abord une physionomie plus tentante, plus intéressante que le sens même. C’est l’expression d’un visage dont les traits sont encore entourés d’ombre, le sourire de la pensée, sa tristesses, ses complications, son dénouement. Du bout des yeux, à la pointe des cils, on saisit l’insaisissable, cette première impression trop fine, trop fugitive pour résister à la lecture suivie où elle s’écrase sous la lourdeur des mots...
Aussi l’hiver, près des vitres ruisselantes, sous le cercle étroit de la lampe, l’été sur un banc de jardin, entourée d’un bourdonnement d’insectes, des bruits légers de la nature au repos, j’ai recommencé bien des fois mes livres d’enfant. Le bonheur m’en a duré longtemps, augmenté peu à peu par des détails inaperçus, des surprises, un charme de compréhension lentement complétée. S’ils avaient ou non un intérêt, une valeur, je n’en savais rien. Aux affamés dans leur précipitation tout semble bon, car le goût est une faculté de loisir. Seulement je me souviens d’une grande émotion à chaque livre ouvert, de cette oppression singulière qui s’allège des pages feuilletées, comme si l’on avait en soi-même une partie des idées, des sentiments exprimés là et qu’on se sente heureux tout à coup de les voir fixés, traduits, plus clairs de tout le talent de l’auteur et de la netteté des caractères d’impression...

Dans le même livre délicieux, Julia Daudet (1844-1940) évoque ses fêtes et ses poupées, sa rougeole, une émeute dans son souvenir d’enfante, les promenades et le bal, la gloire dans les propos d'un vieillard qui fut un grognard, un arbre de Judée et les rêveries bibliques qu’il entraîne, les rondes enfantines, la campagne et ses greniers, tout un univers d’enfant dans un livre qui n’a pas perdu son charme.




Julia Daudet L’Enfance d’une Parisienne. Préface Anne-Simonne Dufief. — Montreuil, Talents Hauts, 2020, pages, 7,90 €

(1) Cf. le manuscrit aux trois écritures des ''Lettres de Mon Moulin’’ dont Pilate de Brinn’Gaubast aurait bien fait de se... défier

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