Jacques Lemarchand s'exprime

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Pour saluer la parution du troisième volume du journal de Jacques Lemarchand (1), cet entretien de 1946 où l’on verra que l’homme n’était pas idiot, que les attitudes des uns et des autres étaient parfois curieuses et que certains traits de la société littéraires n’ont pas bougé d’un iota.
Comme quoi, le progrès, hein...


Propos de Jacques Lemarchand
par Pierre Caminade

Jacques Lemarchand, qui a publié en 1934 et 1937 R.N.234 et Conte de Noël, s’est affirmé en 1945 comme un des écrivains les plus originaux de la jeune généraiton avec Parenthèse et Geneviève.
Jacques Lemarchand m’avoue n’avoir aucune idée personnelle sur la littérature. Il me dit reprendre à son compte les opinions avancées par Choderlos de Laclos dans l’article que celui-ci donna le 17 avril 1784 au Mercure de France. Le roman doit « amuser, instruire, intéresser «  et les qualités nécessaires à tout auteur sont « observer, sentir et peindre ». Le « prétendu affranchissement de toutes règles qu’on présente comme un si grand avantage «  rend l’égarement plus facile et doit être compensé par la sévérité du lecteur. « Peu d’ouvrages, continue Laclos, demandent une plus grande connaissance de l’esprit et du coeur de l’homme et cette connaissance ne nous paraît pas si facile à acquérir. »
—Les Liaisons dangereuses me donnent l’idée de a perfection du genre, me dit Jacques Lemarchand. Le XVIIIe siècle était la belle époque pour le romancier. Il n’était entourré de considérations d’aucune sorte, philosophique ou esthétique ; il était moraliste si son oeuvre en dégageait l’occasion, mais il ne s’enfermait dans aucun formalisme moral ou amoral. Les romanciers bénéficiaient de leur situation en marge du « parti de l’intelligence ». Lus surtout par les femmes, ils avaient leurs faveurs discrètes, ce qui rendait leur vie bien agréable. Ils ne « prétendaient » pas ; non plus les philosophes par exemple à être romanciers. Ils ne se croyaient pas porteurs d’un message. Rien n’est plus ridicule. Le romancier n’est plus l’amuseur qu’il était, qu’il devrait être. Les choses sérieuses, c’set de fabriquer une centrale électrique ou une ligne de chemin de fer. Entre temps, l’homme doit être amusé, instruit, intéressé. Et si dans l’oeuvre qui amuse il y a message, la découverte en revient de droit au lecteur, au critique, au temps. Croyez-vous que Gide, Malraux, Kafka aient eu une vision délibérée, aient su les conséquences de leurs oeuvres ? S’il y a un domaine où l’on ne peut prétendre à une vérité, c’est bien le roman.
— Que pensez-vous de son occupation par les professeurs ?
—Autrefois, lorsqu’un professeur voulait faire rire ses élèves, il leur lisait un roman. Maintenant il en écrit. Si le triolet vient à la mode, les professeurs de philosophie s’y adonneront. ils veulent, par amour-propre sans doute, sortir d’une obscurité qui était parfaitement honorable. Ne croyez-vous pas qu’il était bon pour tout le monde le temps où les philosophes étaient en Europe une vingtaine à correspondre ?
— Vous m’avez parlé une fois du dialogue...
— Le dialogue est pour moi la preuve du roman. Aucune considération ne peut à mes yeux en diminuer l’importance et l’on ne doit pas s’en dissimuler les difficultés. C’est pourquoi je n’ai jamais écrit de roman. Non, poursuit Lemarchand, prévenant les paroles qu’amorçaient ma mimique et mes gestes, ni Geneviève ni Parenthèse, des récits tout au plus. Conte de Noël en était peut-être un, mais je n’étais pas formé. J’aimerais beaucoup réussir un roman, L’Île au trésor...
— C’est aussi la preuve du théâtre ?
— Les bons dialogues y sont peut-être plus rares encore. Considérez une conversation entre un homme et une femme qui a abouti en fait à un résultat, un éclaircissement. Un témoin n’y aurait rien compris. Rapportez-le mot à mot, vous n’aurez que du vide. Le dialogue phonographique est aussi détestable que le poétique. Tout devient faux. Une transposition est donc indispensable. Je pense au dialogue du père et de la fille dans Les Mal Aimés. Il n’est pas vrai que dans la réalité on s’exprime de la sorte. Mais au théâtre on s’exprime ainsi et les relations humaines nous sont restituées dans leur vérité. Mauriac a raison. Je pense également aux dialogues de Camus dans Caligula ; connaissez-vous un meilleur style de théâtre ?
 « Et nous pouvons glisser sans crainte et dire que la langue de Corneille, de Racine, de Molière nous a fait toujours plaisir.
— Observer, sentir et peindre, sans doute, mais qui ? Les contemporains paraissent tellement dénués d’intérêt.
— Je crois que le rôle de l’écrivain est de découvrir sous les apparences haïssables les qualités cachées. Les paysans charentais étaient à mes yeux des hommes avares, intéressés, égoïstes. Je les déteste encore d’être redevenus cela. Mais je les ai vus dans la Sarre, en 1940, se révéler hommes réfléchis, dévoués la mort, ils n’étaient pas à la fête, il accomplissaient leurs devoirs avec une conscience simple, efficace. Il est bon de savoir cela, même si on n’a pas souci de littérature.
— Ces qualités cachées expliquent comment les hommes participent, alors que rien ne le laissait prévoir, à un mouvement qui les libère. il reste toutefois à déterminer leur point d’application valable.
— Les hommes sont peu abordables, il est vrai. Ils sont uniformisés par la timidité, par la crainte ; s’ils sont partisans, ils n’osent même pas avancer une opinion dans l’incertitude où ils sont de celle que leur organisation proposera demain.
— Que pensez-vous des jeunes écrivains ?
— Ils montrent une avidité qui est indigne. Ils veulent que le métier littéraire les fasse vivre tout de suite. Ils ne se doutent pas que les fréquentations auxquelles ils sont de ce fait obligés leur font perdre le vrai sens des êtres et d’eux-mêmes. Qu’ils ne s’étonnent pas d’inspirer partout méfiance. Les conditions actuelles d’existence sont une application de cette indécence, non une excuse. Et nombreux en outre ceux qui croient pouvoir remplacer le tempérament par l’adhésion à une école, philosophie d epréférence.
— Pouvez-vous me dire si vous préparez actuellement un nouveau livre ?
— Oui, en voici le titre : Ce que Claude fait ce soir. Claude est en trian de mourir. Personne autour de lui ne s’en doute. J’ignore encore, conclut Lemarchand, si ce sera un roman.








Paris, les Arts et les Lettres (M. dir.), n° 6, 9 janvier 1946.



(1) Jacques Lemarchand ''Journal 1954-1960’'. Édition établie et annotée par Véronique  Hoffmann-Martinot. — Paris, Claire Paulhan, 2020, coll. « Pour Mémoire », 472 p., 32 €
Pour mémoire : Journal 1942-1944 (2012) et Journal 1944-1952 (2016) (2).
Propos de l’éditrice : ’est un Jacques Lemarchand (1908-1974) bien installé dans ses doubles fonctions de lecteur et de critique théâtral, et compagnon depuis décembre 1950 de Silvia Monfort, que nous retrouvons dans ce Journal 1954-1960. Sous l’Occupation, il a connu les errements et les difficultés d’un jeune intellectuel bordelais « monté à Paris » pour devenir écrivain. Grâce à Jean Paulhan, il est entré au comité de lecture de Gallimard, puis Albert Camus lui a demandé de tenir la chronique théâtrale de Combat. Il devient alors l’un des critiques dramatiques les plus lus de l’après-guerre qui voit l’émergence de jeunes auteurs, acteurs et metteurs en scène, soutenus par la décentralisation théâtrale.
Au Figaro littéraire, où l’a appelé Pierre Brisson en 1950, Jacques Lemarchand exerce sa lucidité ironique, sa grande culture et sa déontologie « janséniste ». Ferraillant avec la « bande critique » de ses confrères, comme Jean-Jacques Gautier du Figaro ou Robert Kemp du Monde, il entame une défense acharnée de ce que l’on appellera « le Nouveau Théâtre ».
Chez Gallimard, il fonde la collection théâtrale « Le Manteau d’Arlequin » en 1955, puis la « Collection Blanche » de littérature pour enfants en 1959. Dans son bureau, qu’il partage avec Camus, passent de nombreux écrivains – Boris Vian, Jean Blanzat, Brice Parain, Eugène Ionesco, Arthur Adamov, Jacques Audiberti, Marguerite Duras, Violette Leduc et aussi les Gallimard, qui lui font part des bruits du jour…
Devenu quinquagénaire, Jacques Lemarchand ne dédaigne pas jouer à « l’homme brûlé » en exagérant le nombre de ses conquêtes, mais désire par-dessus tout « inspirer confiance ». L’angoisse de l’âge commence cependant à poindre et ses rêves s’en ressentent. Le 21 septembre 1954, il constate : « je bois fort et je tombe dans le sombre »… Liées à un profond ennui existentiel, ces crises se multiplient, parallèlement à une vie sentimentale fort agitée. Après une étonnante scène de rupture avec Silvia Monfort au Festival d’Avignon en juillet 1954, plusieurs jeunes femmes –  actrices, écrivaines ou journalistes  –, se succèdent ou s’imposent. Frénétique en amour, mais attaché à sa famille et fidèle en amitié, Jacques Lemarchand se montre très affecté par la mort de sa mère, en juin 1958, puis par celle de deux de ses proches amis : Boris Vian en juin 1959 et Albert Camus en janvier 1960.

(2) Une question s’impose : qu’a donc fait Lemarchand en 1953 ?

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