Croquis du pays d'Egypte, par F.-J. Bonjean

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Croquis du pays d'Egypte

Traversée du delta, d'Alexandrie au Caire : trois heures durant, nous l'avons vue, Kémit, la Noire, ou, plus exactement, la Bleue, plate et grasse entre les canaux aux eaux terreuses. En dehors de quelques bouquets de dattiers et, çà et là, d'un sycomore isolé, pas d'arbres. Champs de mais, champs de blé, champs de canne à sucre, champs de coton, champs d'oignons, champs de fèves, alignés et prospères, lieue après lieue. Fellahs courbés, hommes, femmes, enfants, et toujours, complétant la tfamille, deux ou trois buffles bleus, et la vache, et les moutons, et la chèvre et le veau, et l'âne, et le chameau. Au loin, de grandes voiles claires semblent sortir de terre... (Des fedouques sur un canal invisible). Sombre verdure aux places cultivées, alors que les talus et tous les intervalles restent dénudés comme la peau des chiens chinois. Triomphe du cordeau, du niveau, des disciplines héritées.

Le Caire ! Ville hallucinante, où nulle part la vie ne ressemble autant à un songe ! Dans l'air moite, la poussière et le vacarme, Occident et Orient s'affrontent. et composent ! Palaces modernes à coupoles et colonnades ; mosquées éclairées à l'électricité ; trams au pied des Pyramides, et trains de chameaux se faufilant entre une double file d'autos ; meubles de Krieger dans les harems ; salons de misses où triomphent l'incrustation et le moucharabi... Un nègre aveugle à barbe blanche - tête de Jacob culottée — tâte le bord du trottoir pour se garer du jet d'une arroseuse. (Incroyable, île nombre des yeux perdus dans ce pays de lumière.) De gros hommes affalés sur les coussins des voitures agitent leur chasse-mouches. Silhouette noire et farouche d'un Bédouin conduisant un chameau chargé de pastèques. Dans les coins d'ombre, des gueux somnolent, ou déchiquettent un morceau de canne à sucre. D'ailleurs, toute cette multitude grignote, suce, puise avidement aux éventaires garnis de galettes, de fèves grillées, de pistaches, de pois bouillis, d'amandes, de boulettes de viande, d'œufs durs et de crevettes, de poissons frits, et soi-même on a hâte d'aller s'attabler devant les tas de choses pimentées ou douces que le garçon apporte d'autorité en même temps que la citronnade, et l'on comprend mieux cet aveu d'un poète arabe : « Lorsque je la contemplais, notre secret était aussi savoureux que la viande rôtie. »

Et voici la troisième strophe du poème... Ce n'était pas de l'eau qui se précipitait entre les arches, filles des Bâtisseurs de ponts, mais de la couleur. D'un côté, de la nacre fondue, miroitante, criblée de flèches de lumière ; de l'autre, une vigoureuse coulée de lilas sombre, sur quoi se posait pudiquement, à l'horizon, le bleu léger du ciel Et des felouques se hâtaient, .semblables à la barque d'Osiris, et la brise chère à tant de reines mortes tendait fortement l'immense voile en loques, et les mariniers laissaient tremper leur main dans une eau restée fraîche après mille lieues de désert. Au sud, le ciel était déjà vert, d'un vert plus violent à chaque bond du crépuscule. Cette brusquerie impérieuse de la nuit fait dire à un autre poète, pour célébrer la puissance de son roi : « Vous êtes comme la nuit ; on ne peut

vous échapper, si large que soit l'espace. »


Un repli de terrain absorbe notre caravane. On avance, on descend, on remonte. Le sable brille de ses myriades

de petits grains siliceux. Silence supérieur à celui des hautes cimes. Plus que du jaune et du bleu. Uniformité apparente : des armées pourraient se dissimuler à quelques mètres ; il suffit d'un monticule pour perdre de vue ses compagnons ; on se croit tout à coup seuil, abandonné.

Ainsi, au sein de cet empire de l'abandon et de la mort, tout n'est qu'ordre, parure, enchantement. Pour mieux régner, le beau se désincarne. Emouvant triomphe, loin du domaine de l'homme, d'un grand poète : le Vent. C'est lui, dont les doigts savent se faire délicats, lui qui se plaît tantôt à bouleverser, tantôt à peigner, à lisser l'espace. Quand il se sent las de modeler les longues houles, il s'amuse à figer les frémissements d'un lac de montagne. A moins que, portant les couleurs de la fière princesse Stérilité, il n'imprime minutieusement, sur le vélin des solitudes, de longs poèmes, qu'il efface ensuite avec fureur.

0 beauté ! dur fléau des âmes !...
Ainsi, naguère, Baudelaire répandit en nous une goutte de ce qui est l'essence de l'inquiet et immuable Orient. Car, en cette terre où la beauté vous circonvient de toutes parts, le don de créer, soi-même, de susciter le grand, le noble ou le gracieux, demeure le Sésame ouvre-toi ! des cœurs. Nul héros qui ne soit magicien. Nous sommes bien toujours au pays d'Osiris, le juste de voix, le pays où il suffirait d'une hésitation, d'une gaucherie, pour détruire la vertu d'un sacrifice. A qui n'a pas compris les prérogatives du beau en Orient, celui-ci reste fermé à, jamais. Pensée qui s'impose à nous avec une force accrue à l'heure où, en Egypte, certains malentendus s'aggravent jusqu'au tragique.
P.-J. Bonjean (sic).



Paris-Journal, 31 décembre 1924

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