Ronde bleue

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La Ronde poursuit sa... boucle. Elle est devenue "arpenteuse" en juillet, le temps de produire un numéro cartographique très joliment illustré. Le sujet est passionnant, quels que soient les bouts qu'on en dépiaute. Ici, à la suite d'une époustouflante carte des cours du Mississipi - on dirait une encre d'Alechinsky ou une toile de Dubuffet - plusieurs interventions de Julien Grandin, infographiste des Echos après avoir été du Monde, comme de juste. On y découvre son facétieux CV façon carte du tendre. La cartographie est décidément en vogue. Les terres inconnues s'étant raréfiées, ne reste plus qu'à magnifier la terre vue du ciel sur le papier et reproduire notre monde en originaux dessins. C'est, à tout prendre, la reprise d'une fièvre autrefois statistique qui avait passionné nos positivistes ancêtres saint-simoniens et les préfets de l'Empire. Dessins en prime.
Les oeuvres littéraires évoquant coucheries et rédemption sont elles aussi légion. Evidemment ubi et orbi, et toutes époques confondues. C'est génétique. Ghislain Pierre qui présente l'écrivain allemand Michael Kumpfmüller avoue son addiction à ces termes qui lui font courir tête baissée lorsqu'il lit, en outre, le mot "picaresque" en quatrième de couverture. Avec la Fugue en lit mineur (trad. Nicolas Veron, Denoël, 2003) il est servi. Un court entretien avec l'Allemand est servi en prime. Le même Ghislain Pierre nous annonce que l'histoire littéraire en France s'est arrêtée le 1er décembre 1963, et non pas à Eboli. Mystère...
Le 1er décembre 1963, c'est la date d'impression du Guide littéraire de la France de la maison Hachette, un volume de la collection des "Guides bleus" consacré au passage fugace des héros de notre littéraire à travers l'hexagone et à celui de leurs créateurs. Et c'est en basant sur les annotations de l'exemplaire de Jean Drouillet, fameux spécialiste du fameux Claude Tillier qu'il nous détaille l'opus. On est sans doute pas allé beaucoup plus loin en matière de compilation des savoirs en terme d'histoire littéraire, c'est vrai, et Pierre Ghislain le pense, mais on a tout de même inventorié les mystifications et aussi les livres qui n'existent pas. Et, ça, ma foi, il fallait bien le faire aussi. Cependant, ce guide, c'est aussi le prétexte inouï à des jeux graphiques.
Ajoutons une double page d'anthologie de couvertures de romans illustrées de cartes géographiques, une randonnée en terre romane catalane d'Ona Ballo, des photos de Sophie Ristelhueber présentées par Catherine Peter et on ne peut qu'aboutir à la chronique de Sophie Martin, comme "Au hasard". Mais ça n'en est pas un.
On lit assidûment Sophie Martin, et en particulier ses chroniques qu'elle pose d'un air détaché sur le fil du rasoir. Cette fois, elle nous entretient du monde comme il a l'air d'aller ou pas et de tels écrivains commentateurs qui ont tartiné de la littérature sociologisante dans les années 1990-2000. Et voilà Muray justement peint : "Dans le Journal même, Muray aligne des idées pour une fiction, se met en train, commence à écrire un paragraphe de roman : les phrases deviennent d'un coup empruntées. C'est comme si le mouvement leur avait été retiré. Même malaise à lire ces passages que celui qui prend quelqu'un d'un peu sensible quand il sait qu'on le regarde marcher : il ne se sent plus, pour avancer, que des segments de jambes sur le point de tomber en tas comme des mikados. Muray entre paralysé dans le roman. Il y lutte contre la peur au lieu de s'y abandonner."
Bref, Sophie Martin cherche l'origine de l'image de notre monde transformé en camp de concentration : un essai des années 1988-1991 l'aurait-il fourni concomitamment à Dantec et à Muray ? Quid de la source précise ? Probablement antérieur, un essai anglosaxon, un lecteur d'Anders ? allez savoir. L'histoire des idées décèlera un jour peut-être cette occurrence précieuse et peut-être infondée - l'outrance de la formule n'échappe pas aux marcheurs et randonneurs qui disposent à la maison, comme le note Sophie Martin, de waters tout à eux. Quoi qu'il en soit, on a rarement l'occasion de se sentir comme à la lecture de Sophie Martin attaché à une pensée à la fois coruscante et brave, dénuée de la bonne vieille tentation de la facilité rhétorique et de la mercatique des idées en vogue/contre-vogue/para-vogue/anti-vogue. On se trompe peut-être ici - après tout, nous ne sommes jamais très bien infusés sur notre île - mais on ressent une sorte de fraternité avec un chroniqueur tel que le fut Arlt. Pointus, dérangeants, denses et serrés, ses écrits nous disent la frustration de l'être humain et son courage tout en front, ses hautes ambitions portées au-dessus de la tête comme un fusil au moment de traverser la rivière, ses errements d'insecte à la feuille de route absconse, et tout ça avec une rigueur de moraliste convaincu que l'esprit seul peut beaucoup, toujours, ou pour le moins souvent. La chair dans tout ça ? Il faut aller voir la poésie de Sophie Martin, on l'y devine assez. (Classés sans suite, Flammarion, 2020).
Citons-la pour vous montrer qu'elle n'est pas dupe :

Si c'est pour dire que la vie sur Terre est un enfer, autant ne rien écrire. (...) Et pour la littérature en Europe, de façon très précise, il nous manque(à ma connaissance) des études montrant ce que devient la littérature quand elle n'est plus guère pratiquée par les classes les plus aisées et les plus actives d'une société, qui s'étaient tournées depuis des décennies vers la production cinématographique, par exemple, mais par les classes exemplairement malheureuses que sont les déclassés (Debord, Muray) et la petite-bourgeoisie. En général, il conviendrait peut-être de ses demander ce que devient une société quand la littérature valable est faite presque uniquement par des gens dont la condition sociale est malheureuse. Est-il besoin de rappeler que ça n'a pas toujours été le cas ?

C'est dit.


La Ronde, juillet 2020, n° 22, 5 euros.



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