Fuyons les villes !

MauriceSimart1924.jpg


En mars 1925, Maurice Simart, homme de lettres, osait l'exprimer :
Vraiment, il faut être aussi niais que nous le sommes pour oser nous vanter de pareilles monstruosités.
Depuis nous avons eu la mercatique, le management, la grande distribution, l'informatique...



Fuyons les villes

Si vous le voulez bien, nous laisserons aux Illustres Philosophes et aux Théoriciens Distingués le soin de trouver la formule qui rendra un de ces jours tout le monde heureux, intégralement et d'un seul coup.
Quand on en fera l'application, je ne la refuserai certes pas pour ma part personnelle ! Mais comme nous risquons de l'attendre encore quelque temps, ne croyez-vous pas que nous pourrions, dès maintenant, nous mettre en quête de diverses petites solutions bien humbles par quoi notre bonheur quotidien pourrait être augmenté ?
Que chacun apporte sa contribution sans croire qu'il détient la panacée universelle : car c'est notre péché mignon. Nous ne serons pas trop de tous les braves gens du monde pour transformer notre vieille citadelle en une cité plus lumineuse et plus gaie.
Aux médecins, donc, de nous découvrir la guérison du coryza et d'empêcher nos petits de mourir si vite et si facilement ; aux savants de nous inventer un super-cinéma encore plus récréatif ; soit. Pour moi, j'ai mon dada : je dis que l'homme a perdu son bonheur en perdant son foyer et qu'il reconquerra en même temps l'un et l'autre.
Il n'y a presque plus de familles qui aient un foyer. Le bourgeois habite au troisième étage d'une belle maison et l'ouvrier au cinquième d'une grande bâtisse mais pas plus l'un que l'autre ne possède les murs qui l'abritent. A la campagne même, dans des trous qui ne connaissaient naguère que des propriétaires, on loue maintenant à tant par an.
Ce sont les usines qui, en centralisant, ont déplacé les villages et tué la maison familiale. Et puis, surtout, les villes « tentaculaires » qui ont pompé par millions les paisibles ruraux transmués en manœuvres écœurés. Des villes de plusieurs millions d'habitants ! Beau sujet d'orgueil, n'est-ce pas ? Vraiment, il faut être aussi niais que nous le sommes pour oser nous vanter de pareilles monstruosités.
Il est hors de doute que la Ville, de plus en plus, doit être considérée comme un centre de production, d'échanges, de distractions, de jouissances, et cesser d'être un lieu où l'on vit et se repose. Quand je pense que nous élevons des nourrissons dans les mêmes rues où nous fabriquons des produits chimiques, je ne suis pas fier de notre XXe siècle.
Coupons court à cela : c'est de beaucoup le plus urgent. Sauf pour quelques malheureux que leurs professions spéciales tiendront toujours à l'attache, la Ville (conglomérat de bureaux, d'usines et de casinos), ne doit plus être le lieu normal d'habitation.
Mais attention : je n'entends pas me contenter de chiches banlieues ; et remplacer La Villette par Clichy-Levallois n'est pas précisément mon rêve ! Crevons les digues et fuyons à la campagne, à cinquante kilomètres.
A cinquante kilomètres ? A soixante-quinze, si vous préférez ! Le kilomètre est une abstraction scientifique sans aucune signification pour l'homme de la rue. Seules comptent les minutes qui séparent un lever de soleil d'un autre lever de soleil. Il importe peu au travailleur qu'on le véhicule, en un quart d'heure, à trois kilomètres par l'autobus ou à cinquante kilomètres par un monorail électrique : ça ne lui fait toujours que quinze minutes de trajet.
Ce sont donc des cités-jardins qu'il faut organiser de toutes pièces, dans tous les coins salubres autour des grandes villes. Et non quelques-unes, mais tout un vaste essaim entourant les cités enfin décongestionnées. Et non des cités-jardins avec pavillons en location, renouvelant l'erreur urbaine, mais bien, par un système d'annuités, chacun devenant propriétaire de sa maison et du champ attenant, et recréant ainsi le foyer familial.
Il est hors de doute que l'humanité s'achemine vers un travail quotidien sans cesse plus court, vers des loisirs toujours plus longs.
Or, les longs loisirs exigent de régulières et saines distractions. Celles du jardinage (qui n'a goûté des petite pois de son jardin n'est pas chéri des dieux!) et l'entretien continuel que nécessite une maison à soi sont là pour les remplir.
Permettez-moi un exemple : si, à Paris, dans un logement dont vous êtes simple locataire, une porte grince, vous pesterez et appellerez la concierge. Tandis que si pareil ennui vous arrive chez vous, dans une bicoque a vous, vous retroussez vos manches (que vous soyez zingueur ou professeur de Faculté), vous allez quérir un rabot et me varlopez le dessous de la porte coupable !
Après quoi, une étrange allégresse s'empare de. tout votre être et vous allez dire au voisin, d'un petit ton suffisant et badin : « Je viens de réparer ma porte ! ». Et vous êtes heureux, vous m'entendez ? heureux.
Mais, dites-vous, l'édification de ces cités-jardins, la construction de véhicules extra-rapides, tout cela coûterait cher, en attendant l'amortissement ?
Hum. moins cher, sans doute, que tous les Palaces-Casinos réunis de la Côte d'Azur. mais je ne veux pas le prendre sur ce ton-là.
Oui, pour commencer, il faudrait beaucoup d'argent. Eh bien ! c'est à ceux qui en ont que je m'adresse. Pour avancer les fonds aux aspirants-propriétaires, qu'il se fonde une Société à gros capital, dont la bourgeoisie riche de France aura à cœur de constituer le noyau.
C'est une affaire qui rapportera peu : 1 0/0, peut-être. peut-être même rien les premières années. Mais voulez-vous le fond de ma pensée ?
Quand on possède, à soi, un toit où dorment ses gosses et un lopin de terre où poussent des patates, on est vacciné contre les idées folles. Certes, cela n'avilit pas le cœur d'un homme et l'on saurait bien encore descendre dans la rue, le fusil en mains, si l'on attaquait vos libertés ! Mais enfin ça vous met du plomb dans la tête, et l'on ne parle pas de feu ni de pillage, croyez-moi, quand on est proprio d'une maisonnette.
Que si j'étais riche bourgeois de France, important propriétaire foncier ou gros possesseur de valeurs mobilières, je prendrais des actions à cette Société des Cités-Jardins : je ne les classerais pas dans mon portefeuille avec mes Utah Copper et mes Penarroya qui rapportent gros, non, je les rangerais à côté de mes polices d'assurance contre l'incendie.
Maurice Simart



Paris-Soir, 6 mars 1925

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

Ajouter un rétrolien

URL de rétrolien : http://www.alamblog.com/index.php?trackback/4547

Haut de page