Ça flâne pour elle (une Américaine bien tranquille)

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Tandis que se prépare à votre intention un billounet sur le premier volume des oeuvres complètes de Léon-Paul Fargue qui paraît ces jours aux éditions du Sandre, ce clin d'oeil aux marcheurs de toutes semelles qui ont fait de la perte de direction un principe poétique.
A ce stade, Les mânes de Calet, de Miomandre, des estancomologistes Yonnet et Giraud et d'autres encore sont là qui nous sourient, mais nous nous garderons bien de penser que la flânerie ne toucherait que l'engeance mâle (1). Les femmes aussi y succombent, en particulier si leur profession les contraint à tricoter des gambettes, je veux dire si elles sont journalistes littéraires (plutôt qu'influenceuses par exemple) et expatriées. C'est le cas de la new-yorkaise Lauren Elkin qui marche dans de grandes ou belles villes telles que Paris, Tokyo, Londres ou Venise à la recherche d'occasions d'évoquer Woolf (Virginia), Calle (Sophie) ou Gellhorn (Martha) - un mot féministe nimbe le livre : femmes, reconquérez l'espaces des rues.
A ceux qui trouveraient ces destinations sans surprise - pourquoi, hormis des individus comme Denis Lavant, personne ne piétonne jamais dans des villes russes, belges ou kazakhs sans gloire comme Noursoultan ou Chimkent qui doivent bien elles aussi compter quelques aèdes et figures singulières ? Et la Goutte d'Or ? - nous rétorquerons que son livre, au point de vue très américain il est vrai, a le mérite de prolonger la formidable manie du cheminement pédestre dont on sait très bien qu'il agite les neurones tout en remuant les mélancolies et les chagrins passés.
Très occupée de transmission culturelle, Lauren Elkin n'en reste pas moins culturellement un peu éloignée de la flânerie telle que nous la concevons. Trop prompte à considérer comme valable l'hypothèse de l'historienne Elizabeth Wilson qui voudrait que le flâneur soit une figure « mythologique ou allégorique » (2) - (voilà ce qui arrive lorsqu'on focalise sur un grantauteur, en l'occurrence Baudelaire) -, Lauren Elken cite en épigraphe de son livre le 'Swallowing Geograph'' de Deborah Levy, si fort à la mode ces temps :

C’est une nomade, une vagabonde, une émigrée, une réfugiée, une déportée, une vadrouilleuse, une promeneuse. Certains jours, elle aimerait être posée quelque part, mais la curiosité, le chagrin et le détachement l’en empêchent.

Nous avançons lentement notre lecture mais nous avons l'impression que les chapitres parisien, londonien ou japonais d'Elkin sont assez révélateurs. Pour Paris, c'est du globalish parsisian, elle néglige Léon-Paul Fargue sur une banquette puisqu'il est non visible de la rue... Baudelaire et Perec, certes, mais Fargue, Apollinaire, tout de même... Ici et là, les pages de la flâneuse militante laisse un arrière-goût de bricolage candide. N'étaient ses assertions péremptoires qui ont le mérite de faire réagir, on devine chez notre piétonne extraterritoriale une difficulté à prendre en compte l'altérité et les logiques culturelles locales - et on ne parle pas des violences révolutionnaires ou du GPS japonais... -, qui ne lui seraient pas tombées rôties dans le bec, ou qui la heurteraient.
On est loin de l'époque et de l'esprit de Martha Gellhorn qu'elle loue cependant. Et on ne s'étonne pas trop de voir apparaître Sophie Calle dans ce mélange finalement très conformiste et assis sur des lectures bancales. Trop souvent d'ailleurs, amis-amies et air du temps viennent combler ce que l'on attend de l'essayiste, c'est-à-dire une voix personnelle car irréductible et capable de provoquer réflexion ou malaise. Autre chose en somme que des propos rapportés ou une pirouette assortie de "faits avérés" issus eux-mêmes d'annales galvaudées. Avec cette compilation dont la vocation aurait été militante (aux femmes les rues !), il est trop évident qu'on nous ressert des connaissances picorées sur un ton apparemment personnel - on a la sensation de subir des anecdotes d'expat' que chaque expat' a un jour relatées, cet autre type de touriste d'aujourd'hui. Fût-il "savant" et se défendant de participer à cette sociologie vulgaire.
Bref, derrière la bonne idée de ce livre qui aurait pu dans d'autres conditions s'intituler "Aux Femmes les Rues !" à condition de se construire sur d'autres bases, on ne peut s'empêcher de penser à l'Américain bien tranquille de Graham Greene. Mais si Lauren Elkin a peu risqué contrairement au héros de l'espion britannique, on lui reconnaîtra tout de même ce grand mérite d'avoir souligné ce fait que les femmes ne s'amusent pas toujours lorsqu'elles déambulent dans la rue.
Citons, parce que cela ne coûte pas un liard et que cela tombe comme un cheveu sur la soupe, c'est-à-dire comme une scène curieuse sous l'oeil de la Sainte Chronique, ces vieux vers du premier Pierre-Jean Jouve :

Le couchant rase l'ordure des trottoirs.
Je pense à me mouvoir. Je suis aussi brillant
Qu'un clapet de cylindre attendant la vapeur. (2)




Lauren Elkin Flâneuse. Reconquérir la ville pas à pas. Traduit de l'américain par Frédéric Le Berre. - Paris, Hoëbeke, 2019, "Étonnants voyageurs", 366 pages, 21 €



(1) Un détail : en français "flâneuserie" n'est pas utile, "flânerie" suffit bien.
(2) Voici le propos de l'historienne Elizabeth Wilson qui éclaire bien le biais de l'analyse : le flâneur serait une figure « mythologique ou allégorique » représentant une certaine angoisse liée à la ville, à ses assauts contre l’individualité, aux abîmes menaçants qu’elle recèle, à la chosification de la vie quotidienne qu’elle induit, et aux possibilités qu’elle offre à chacun de se réinventer du tout au tout. (« The Invisible Flâneur », New Left Review, n° 191, janvier-février 1992), p. 99). Apparemment les cultural studies from USA ne touchent pas du doigt la spécificité du flâneur à la française.
(3) Les Ordres qui changent, Figuière, 1911.

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