Editeur à table

FournelLiseuse.jpg


On s'amusait il y a quelques mois de la franche fessée que Virginie Symaniec distribuait au circuit du livre français (avant l'énorme CA spécial Covid de la filière pleurnichoue). Et il nous revient qu'il n'y pas si longtemps non plus Antoine Audouard faisait de même en vers libres et désopilants à propos d'une vente-licenciements (appelons les choses par leur nom). Plus tôt encore, et notre mémoire s'est montrée pour le coup quelque peu défaillante, c'est Paul Fournel qui nous avait servi un "roman" vraiment très bien sur le "métier", ses tares, joies, phénomènes et figures : La Liseuse.
Le livre, en forme de sextine paraît-il (un truc d'oulipien), prenait corps doucement après la fourniture à un éditeur au cuir tanné d'une liseuse (électronique) pour lire ses manuscrits.
Souvenez-vous : c'était la grande époque (une de plus !) où l'on imaginait que l'informatique allait bouleverser la littérature (ah ah), où les foutriquets pensaient que seuls les ringards et les vieux s'accrocheraient au papier. La vaste fumisterie de la modernité/nouveauté était lancée une fois encore : naturellement, puisque les industriels tentaient de nous vendre des liseuses, ebooks et autres farces-et-attrapes en plastique non-bio consommant de l'électricité nucléaire.
Souvenez-vous encore, c'était vraiment une drôle d'époque : pendant ce temps l'Université imaginait, pour ne pas être de reste sur le bord de son "époque" les "Humanités numériques". Les "Humanités numériques"... Tout le monde se gondole encore à cette évocation farfelue. Quelques malcomprenants s'entêtent à singer numériquement les humanistes en touillant de la "data" et de "nouvelles écritures électroniques" (poil à la bique), mais les lecteurs l'ont constaté, les "humanités numériques" n'ont rien produit d'autre qu'une bouillis de blabla, et ce n'est pas les oulipiens qui vont oser nous dire le contraire. Passons, d'autant que Fournel tente une apologie de la jeunesse et du joyeux fourbi que les esprits ouverts de l'oulipisme olympique parviennent à combiner, c'est son dada.
Paul Fournel est en effet un oulipien de haute époque, qui fut éditeur sous les marques de Ramsay et de Seghers. Il connaît donc fort bien la chanson, et c'est sur un ton placide, pour ne pas dire bonhomme, et très bienveillant, qu'il nous raconte la vie de l'éditeur et ses déjeuners en ville. Il consacre, en bon Lyonnais qu'il est, une part importante de son livre à nous en chanter les mérites : le déjeuner est un repas très important dans la vie biologique de l'éditeur, sachez-le.
Pour le reste, ce sont les ressorts et habitus d'un milieu qui nous sont mis sous les yeux, avec plusieurs pages destinées à nous expliquer façon macro-économie, anthropologie, sociologie des systèmes, les rouages du métier. Tout cela aboutit à des adages fondamentaux et à des principes qu'il sera bon de retenir. Nous conseillons donc ce livre à tout impétrante/impétrant dont l'université forme des centaines chaque année. (Penser à dire à l'université qu'il n'y a pas tant de postes dans le milieu).
Paul Fournel est drôle, délicat et malicieux, il connaît la psychologie de ses auteurs (oh les masques, oh les figures) comme sa poche et cela produit un livre délicieux que nous nous empressons de vous recommander. En voici une tranche d'agneau découpée dans l'épigramme :

Décider de rendre public un texte, même si on le fait trois cents fois par an, n'est jamais anodin. Il y a au moins dix règles claires qui président au choix d'un texte : le sacro-saint cadre des collections (contre lequel on a inventé les titres hors collection), le moment stratégique (contre lequel on a multiplié les rentrées littéraires, le thème à la mode (contre lequel on a inventé l'effet de surprise), la stratégie des prix littéraires (contre laquelle on a inventé la stratégie de l'accaparement par quelques maisons), le manque d'argent (contre lequel on a inventé l'argent), le genre qui fait fureur (contre le quel on a inventé un nouveau genre plus furieux encore...) et j'en passe. Ces règles claires et magnifiquement contournables servent à se rassurer au moment de dire "j'aime" ou "je n'aime pas" et à conjurer les vingt autres règles obscures au nom desquelles on choisit vraiment. Ces raisons troubles, faites de goûts, d'affinités, de culture : les raisons de la ressemblance avec ce qu'on aime, les raisons de la différence, les raisons de la colère, les raisons de fidélité à son adolescence, à ses maîtres, sans oublier les raisons de l'amitié et de l'amour, qui sont de bonnes raisons d'éditer. Le talent se reconnaissant aussi dans les baisers.




Paul Fournel La Liseuse. — Paris, P.O.L., 2011, 223 pages, 16 €

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

Ajouter un rétrolien

URL de rétrolien : http://www.alamblog.com/index.php?trackback/4726

Haut de page