Tombeau d'Annie

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Denitza Bantcheva n'est pas une inconnue pour les gens qui s'intéressent à l'histoire du cinéma, à la poésie et à la littérature bulgare : ils trouvent son nom depuis 1996 sur des couvertures d'essais, de poèmes et de proses et découvrent ce printemps sur les étals des Visions d'elle dont la couverture dévoile à peine le minois d'une très jolie jeune femme. C'est la première vision d'"elle", le personnage central du livre, Annie, la mère de l'auteure.
Disparue à Sofia dans des circonstances pénibles, Annie aura laissé à sa fille unique beaucoup d'elle-même et c'est cette dette d'intérêt, d'affection et de soins qu'elle paraît rendre dans ce livre touchant à un être étonnant dont le parcours vaut des explications et des hypothèses variées. Il faut annoncer qu'Annie, employée de différentes structures d'état, puis d'une maison d'édition, et finalement éditrice à son compte, a vécu les grandes années du régime communiste en Bulgarie, avec ses règles contraignantes et sa police politique omniprésente. Au point que sa fille choisit la fuite vers la France quand elle en eut l'occasion.
C'est avec la sensation d'avoir pu vivre la vie qu'aurait pu rêver sa mère que Denitza Bantcheva entame son livre. Récit d'un deuil, hommage à une disparue, éloge d'une femme remarquable, et remarquablement douée pour les choses de l'esprit, on trouve dans les pages de ce livre un long échange avec une mère-modèle parfois un peu secrète ou difficile à comprendre pour sa fille, ou pour la grand-mère Florence, toujours vive et directe, une énigme profonde — celle que nous sommes tous pour nos proches. Connait-on jamais les siens ? Et comprend-on toujours ce qu'ils trouvent à telle oeuvre, quelle interprétation ils forgent, quelle émotion ils éprouvent ?

Pour revenir au film, à force de vaines réflexions, je finis par le considérer avec une sorte d'humble respect, puisqu'il renfermait sans doute une partie de ma mère qui me resterait à jamais opaque, et qui devait me servir de mise en garde contre la présomption de l'avoir bien connue.

On aurait des dizaines de fragments de cette aune à citer pour éclairer la finesse de ce dialogue de la vivante et de sa morte. Il frappe cependant que la survivante cherche au-delà de la compréhension des choix d'une mère — enjeu exorbitant — à donner un sens à son existence malgré son lot de déceptions professionnelles et amoureuses, d'opportunités gâchées ou de contraintes subies. Donner un sens à la vie de sa mère, femme tellement étonnante, en recueillant les traces, les signes, les mots pour contrer le passage du temps et l'effacement des traces...

Ce que je voulais, c'était garder davantage qu'on ne le faisait dans ce genre d'écrits, le plus possible de détails qu'un autre aurait rejetés,et d'angles de vision proches de ceux que j'avais eux en la regardant vivante, pour obtenir ce miracle : une image qui me consolerait un peu, par la suite — pourvoir me dire, un jour : ça lui ressemble plus que le souvenir qui m'en reste maintenant, c'est presque elle. (...) Elle serait vivante sous une forme passée, très lacunaire, de nature presque vraie. Elle existerait près de moi, sur du papier, sous cette forme-là. Je m'en contenterais, me rappelant que cela tenait du miracle plus que tout autre écrit réussi.

Choix parfois incompréhensibles, empêchements administratifs ou sociaux, blocages familiaux, indépendance et ambitions, autant de mystères pour une fille, autant que pour sa grand-mère... Par hasard, la lecture consécutive d'Une femme de Sibilla Aleramo (Des Femmes, 2021) et de Visions d'elle montre au moins une chose : si les époques et les régimes politiques changent, l'accès d'une femme à son destin propre, à celui qu'elle se choisit ou qu'elle croit devoir se choisir, n'est pas une mince affaire — et on me dira qu'il en est de même pour certains êtres mâles et on n'aura pas tort, notons cependant que la femme isolée est beaucoup plus soumise au poids des conventions, en particulier dans le monde ultra-policier du régime bulgare de la grande époque où chacun semble surveiller tout le monde et réciproquement. Sa fréquentation du grand poète Nikolaï Kantchev aura à ce titre valeur d'exemple pour les lecteurs occidentaux — Nikolaï Kantchev que Denitza a traduit pour la Librairie Bleue et pour l'Âge d'homme en 2000 et 2001, signe répété de son affection filiale.
Au fil des pages de ce magnifique témoignage d'amour, Denitza Bantcheva met noir sur blanc toute l'attention qu'elle portait et porte toujours à sa mère, rassemblant aussi précisément que possible les éléments mémorables de leur relation, et de la personne d'Annie elle-même, fétu porté par l'Histoire dont le trésor amassé de savoirs, de sensations, d'émotions et de plaisirs s'est effacé avec son dernier souffle, laissant le monde appauvri d'un être, inévitablement, mais un monde tout à coup enrichi grâce à ce magnifique hommage d'une nouvelle figure qui prend vie pour des lectrices et des lecteurs...

Car je risquais d'oublier — on oublie si vite même quand on ne le veut pas — et les détails de son histoire, et ceux de sa personne, que nul autre que moi n'avait connus.




Denitza Bantcheva Visions d'elle. — Bordeaux, DO, 199 pages, 18 €

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