Acmé de la dénutririon

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Proposé par les éditions Les Lapidaires, un bolchevik pur jus débarque sur les étals français. Ses papiers sont parfaitement en règle : ils lui ont été fournis par Paul Lequesne, qui est, de notoriété publique, le traducteur de Vladimir Charov. Nul besoin d'épiloguer, on accueille Sergueï Semionov (1893-1942) les bras ouverts. Et puisqu'on a apprécié, et comment, La Faim d'Hamsun et La Gueule de Claude Seignolle, on ne pitrougne les bords de page en abordant La Faim, livre des plus tragiques moments de la Révolution.
On va d'ailleurs après cette lecture faire cesser autour de nous toutes les jérémiades qui font état de "l'époque" qu'on vit, de la "crise" sanitaire que nous traversons et des soucis que nous subissons à porter un masque de papier. Après les pages de Semionov, ces lamentations paraissent tout à coup indécentes.
De fait, le bolchevik Semionov, prolétaire fils de prolétaire, considéré comme le "Léon Tolstoï du prolétariat", appuie fermement sur une réalité qui nous échappe un peu, celle des villes russes de 1919, affamées, plus qu'affamées : délirantes de faim.

Arrivé chez sa famille, il promène autour de lui un regard hésitant, choisit le coin le pus sombre et s'y assoit. De là, il dévisage chacun de ses pauvres yeux quémandeurs.
Maman lui a donné quelques provisions. Il les a prises maladroitement et n'a même pas dit merci. Il le s a posées sur ses genoux, et les retient d'une main. Il se tient encore plus voûté, comme si les provisions pesaient sur lui.
Il me fait pitié, pitié, à un point indicible. Mon coeur se retourne comme une énorme pierre quand je vois l'expression sutpide de son visage meurtir, émacié et pitoyable. Puissoudain mes yeux se posent sur ses genoux... Sur ses genoux, les provisions...
Seigneur, que se passe-t-il ? Je sens nettement qu'à travers la pitié grandit en moi une haine affamée. Nous aussi nous souffrons la faim, et nous lui donnons ce qui nous reste ! Encore deux ou trois jours, et chez nous c'est fini.
Que se passe-t-il, mais que se passe-t-il ? Vais-je donc devenir comme papa ?

D'inspiration vériste, Sergueï Semionov s'inscrit dans une intimité familiale et hante la jeune fille qui constate chaque jour les dégradations du corps de ses proches, du sien, et ressent peu à peu les transformations psychologiques que l'estomac vide produit. Hallucinations, crises de larme, délires, maladie, paranoïa... En même temps que se réveille l'instinct de survie jaillit une misanthropie galopante... L'assaut de la faim est terrible, les douleurs sont excessives.

Nous n'avions jamais vécu ainsi jusqu'alors, à devoir partager chaque morceau. C'est sans doute pourquoi nous avons tous l'iar prêts à nous entre-égorger.

On devine à certains détails qui rendent son récit si tragique que Semionov le combattant a lui-même souffert de ces situations intenables où pour tenir on ne peut que tenir, et où pour tenir il faut penser à autre qu'à la nourriture sans parvenir à imaginer un autre horizon que la nourriture elle-même. Combattant sur le front de Finlande puis sur le front de l'ouest contre les nazis, Semionov a probablement connu et les froids terribles et les situations atroces — il a d'ailleurs été blessé, puis il est mort les armes à la main en 1942.



Sergueï Semionov La Faim. Roman-journal intime. - Traduction de Paul Lequesne. Illustration de Baptiste Deyrail. — Paris, Les Lapidaires, 211 pages, 16 €

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