La Traversée des Alpes

TraverseedesAlpesDB.jpg


Par une après-midi bien froide de je ne sais plus quelle année, il y a un siècle et demi au moins, un poète et un prosateur prenaient le thé dans le salon mal éclairé de l'aîné. On s'éclairait alors à la bougie, croyant au feu sacré et aux génies, parmi lesquels on comptait ce poète, encore jeune mais déjà adulé comme peu de grands hommes l'ont été de leur vivant. En ces temps-là, il arrivait encore qu'un génie lise l'ouvrage d'un débutant obscur, et lui envoie aussitôt une missive pour l'inviter à faire connaissance.
Avant même de l'ouvrir, le débutant avait compris que sa vie allait changer : il n'était déjà plus la même personne, ayant déchiffré le nom de l'expéditeur. Quand un génie vous écrit, que vous n'avez jamais espéré voir de plus près que sur la promenade où, un jour, le fouet de son cocher toucha votre chapeau, ce qui fit qu'il s'envola et que vous perdîtes la tête en reconnaissant le porteur du feu sacré, déjà loin devant vous — quand un tel homme vous écrit, vous n'êtes plus celui qu'on croit (un petit provincial en costume élimé, qui se pique d'écrire alors qu'il fait des fautes de grammaire): vous venez de devenir un élu des forces célestes.
Or, quand il lut que son dieu l'invitait à prendre le thé le lendemain à cinq heures, le béni n'eut qu'une envie : de repartir en courant vers sa province, et son destin faillit ne jamais s'accomplir. Pour honteux que ce fût, il regretta d'avoir reçu la lettre, et alla jusqu'à faire des reproches mentaux à son auguste expéditeur. Car si le poète s'était contenté de lui écrire qu'il aimait bien son livre, le petit prosateur aurait pu rester sur un petit nuage jusqu'à la fin du mois, puis se rappeler l'éloge à chaque nouvelle humiliation (sa vie n'en manquait pas), et le relire quand y repenser ne suffirait plus, alors que l'invitation lui faisait l'effet d'une claque qu'on vous promet de recevoir en public — devant tout tout l'auditoire que les siècles à venir offraient au journal du poète. L'insignifiance de notre blanc-bec y serait consignée, et comment ! Son âme joufflue cuisait déjà toute entière. Quel moyen aurait-il de faire illusion ? Son moral descendit, comme disait ma grand-mère, plus bas que le niveau du sol, à savoir : quelque part sous les saletés qui traînaient par terre dans son chez-lui tout autre que douillet ; il ne était certain, même le cocher du grand homme eût jugé sa conversation inepte. Il en vint à regretter d'avoir produit un livre assez bon pour lui attirer ce désastre : choir du piédestal imaginaire où l'on venait à peine de lemettre sous forme d'idée platonicienne...Sous les points de suspension, il faut lire une vingtaine d'heures de tourments, notre jeune homme n'étant pourvu en rien aussi largement qu'en doute et en mépris envers lui-même. Le prétexte d'une maladie aurait pu être utilisé en toute bonne conscience : il présentait déjà tous les sympôtmes de l'exténuation physique, aggravés par le perte de l'appétit et du sommeil.
(...)




Denitza Bantcheva La Traversée des Alpes. — Paris, Editions du Revif, 2006, 754 pages, 19 €



Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

Ajouter un rétrolien

URL de rétrolien : http://www.alamblog.com/index.php?trackback/4929

Haut de page