La crise toujours

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On a le droit de trouver ça amusant.
C'était en 1925 et pour deux raisons essentiels la rémunération des écrivains ne risque pas de retrouver sa parité du temps du franc-or.
Un écrivain bon vendeur touchait avant 1914, époque bénie d'entre deux guerres (1870-1914) jusqu'à près d'un tiers du prix de ses livres.
De quoi faire rêver les millions d'auteurs français qui (se) poussent à la publication.



Ecrivains d'aujourd'hui
L'écrivain d'aujourd'hui gagne à peu près quatre fois moins qu'avant la guerre. J'entends toutes autres choses égales.
Or, les marchands de papier, les imprimeurs, les typographes, les éditeurs de livres, les entrepreneurs de messageries, les libraires, bref, tous les patrons et tous les ouvriers manuels qui collaborent avec nous, ouvriers intellectuels, pour faire un livre, ou une revue, ou un journal, ont su maintenir le chiffre de leurs salaires ou de leurs bénéfices au taux qu'il fallait pour que tous gagnent aujourd'hui autant qu'autrefois.
Par conséquent, nous sommes, nous, écrivains — comme les savants, comme les artistes, comme tous ceux qui ne travaillent strictement que du cerveau — les victimes d'une criante injustice.
Le résultat commence d'en apparaître : un sensible abaissement du niveau, intellectuel de tout le pays.
Un seul rayon dans le bazar général des industries intellectuelles continue de séduire la foule ; et ceux qui s'en occupent, seuls, ne sont pas réduits à la portion congrue des autres littérateurs : le rayon des revues à grand spectacle et des vaudevilles pour gros, très gros public. Notez bien que je ne déprécie nullement les auteurs desdits vaudevilles et desdites revues.
Il est aussi difficile de réussir un spectacle pour Déjazet ou pour Palace qu'une tragédie moderne telle que Samson ou le Secret. Tout de même il y a plus de « substantifique moelle » dans ceci que dans cela. Et nous voilà forcés de convenir que les seuls hommes de lettres qu'épargne la crise actuelle ne sont pas tout à fait des hommes de pensée.
Un remède à cela ?
Il y en aurait bien un : le retour à l'étalon d'or.
Une monnaie stable couperait court à ces perpétuels « réajustements », à ces « augmentations » partielles et sempiternelles qui ne sont que des demi-justices, accroissant lentement et sûrement l'universelle injustice.
Un livre, avant guerre, valait trois francs-or. Et de ces trois francs, l'auteur touchait 90 centimes (j'entends l'auteur arrivé) et le revendeur 1 fr. 10 ou 1 fr. 15.
Qu'on revienne à ces proportions qui étaient l'équité.
On exploite notre faiblesse, à nous tous les hommes de pensée.
Pourquoi ?
Parce que nous ne sommes pas syndiqués.
Nous ne pouvons pas l'être.
Tous les industriels, tous les négociants et tous les ouvriers manuels, qui vivent de nous, sont syndiqués, eux. Ils sont donc forts. Nous ne pouvons les imiter; car qui dit syndicat dit supériorité sur les médiocres.
Le jour -que Mirbeau ou Louys auraient dû accepter des salaires-type et des réglementations d'heures et de semaines anglaises, ils n'eussent plus été Louys ni Mirbeau.
Le syndicat nous est interdit, et le syndicat constitue la seule arme moderne qui soit légale. Tant pis pour nous. Nous sommes hors la loi.
Ces choses étant, il est clair que l'Etat devrait non seulement nous exonérer de tout impôt, mais nous subventionner, ni plus ni moins que l'intelligent Louis XIV subventionnait ou pensionnait Corneille, Racine et Molière. Mais, à coup sûr, l'Etat n'en fera rien. Pourquoi diantre voudriez-vous qu'il le fît ?
Pourquoi voudriez-vous que l'Etat se souciât par exemple de Branly qui inventa la T. S. P., plus que de l'ouvrier terrassier qui obstrue le boulevard Haussmann ?
L'un comme l'autre a un bulletin de vote, et un seul. Il y a pis : le bulletin de vote de M. Branly est à peu près négligeable : M. Branly n'est pas syndiqué ; il n'y a qu'un Branly. Au lieu que, l'ouvrier terrassier, qui est syndiqué, possède des compagnons sans nombre ; et, le jour d'une élection douteuse, son bulletin de vote peut fort bien s'appeler tout d'un coup légion. Où donc serait l'intérêt de l'état à subventionner M. Branly ? Nulle part.
Et, bien au contraire, si j'en crois la rameur publique, M. Branly, qui trouve que tout ne va pas irréprochablement chez nous, voterait quelquefois assez mal.
Quant à changer ce qui existe, n'y comptez pas. On ne remonte pas le courant du temps; Nous allons, pour l'heure, irrésistiblement vers une cataracte où sombrera l'Intelligence. La République des, Marat n'avait pas besoin des Lavoisier. Pareillement n'aurons-nous bientôt plus besoin de savants, ni d'artistes, ni d'écrivains, ni de penseurs. Mais il en sera comme il en fut déjà, jadis, c'est-à-dire qu'il ne s'agit que de quelques mauvais siècles à passer.
Claude Farrère


Paris-Soir, 15 novembre 1925.

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