Au bord de la nuit

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Réédition d'un classique des classiques dont le titre a forcément attiré un jour ou l'autre tout dévoreur de livres qui aurait eu la chance de l'aborder : Au bord de la nuit de Friedo Lampe (L'Âge d'homme, 1970 ; 10/18, 1987), bibliothécaire allemand bien pacifique, en butte aux nazis, tué par une patrouille soviétique à Berlin en 1945. Un sort particulièrement injuste pour cet homme en retrait, apparemment doux. Son roman parle assez de son tempérament.
Le temps d'un crépuscule, deux galopins parcourent les coins les plus captivants de la ville, en particulier les berges du fleuve où nichent les rats qu'on voit parfois, et puis le bateau qui doit lever l'ancre à onze heures ce soir. Ce faisant, ils croisent nombre d'individus qui suivent leurs propres occupations, tandis que Lampe trace le panoramique, très cinématographique d'une cité et de ses citoyens. On pense naturellement aux premières images des Ailes du désir de Wenders, ou mieux encore, au long plan pénétrant la ville de Soy Cuba de Kalatazov, et l'on se surprend à établir le lien avec ce que serait une mise en oeuvre de l'unanimisme de Jules Romains, Friedo Lampe organisant la danse coordonnée de vies partageant quelques lieux à l'échelle d'un quartier, sur des modalités variées, depuis les dialogues bien tapés jusqu'aux monologues intérieurs mélancoliques. Le tout sous l'influence d'un air de Bach joué à la flûte dans la chambre haute d'un immeuble, auprès de l'eau noire qui influence les êtres plus qu'on l'imagine, envoûtant les esprits, poussant aux rêves ou aux cauchemars.

Il revint dans la première chambre et considéra la rue. Là, il y avait des passants... Les trompes des autos, le roulement des voitures et, lointaine, la sonnerie des trams venaient jusqu'à lui. Ailleurs, les familles se groupaient autour de la table dans des chambres bien éclairées; les amoureux passaient en chuchotant ; tous ces gens parlaient d'une voix contenue, ils avaient quelque chose à se communiquer (...)
(...) Le temps se mouvait en toute chose, mouvait tous et tout, et tous se mouvaient en lui ; sa coulée traversait les eaux, les arbres, le vent, le sang et le battement des coeurs ; surgi de l'obscur, il poussait et entraînait tout, et replongeait à l'obscur — sans commencement et sans fin. Le jour était passé, la nuit était venue, une nuit quelconque, une des innombrables, et qui jamais ne reviendrait semblable. Car le dessin qu'elle composait présentement avec la vie ne se reproduirait jamais ; et qui ne la vivait pas, rêvant ou éveillé, qui la laissait échapper, l'avait perdue pour toujours, et sa vie se trouvait d'un peu, d'un rien, appauvrie. Un jour avait passé et une nuit était venue, une nuit quelconque , importante sans importance, une pleine, chaude nuit de septembre — elle était maintenant tout à fait là. Elle coulait, large et pesante, pleine de rumeurs.(...)

Enfants, vieillards, lutteurs, étudiants, marins et veuves de marins, bons bourgeois, femmes tristes, tous en sont imprégnés et surnagent sous la plume emphatique de Friedo Lampe — dont on attend encore la réédition d'Orage de septembre (L'Âge d'homme, 1976 ; 10/18, 1987), et la traduction de ses écrits encore inédits en français.

Friedo Lampe Au bord de la nuit, traduit de l'allemand par Eugène Badoux. — Belfond, "Vintage", 172 pages, 18 €

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