Il en fait son affaire

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Alors que règne sur les tables de la librairie françouaise, majestueux, Le Roman lumineux de Mario Levrero, apothéose dans sa catégorie, il nous est revenue l'envie de relire J'en fais mon affaire, du même Mario.
Si vous n'aviez pas d'idée bien précise sur le cadeau que vous alliez faire durant les fêtes prochaines à ceux que vous aimez, en voici une, particulière bonne, vous pouvez m'en croire : un narrateur, romancier, se voit confier contre une somme qui dépasse de loin l'à-valoir qu'il escomptait pour son nouveau manuscrit, la tâche d'identifier l'auteur d'un manuscrit formidable. Naturellement, il prend le bus pour une ville sans charme et se livre à une enquête digne du roman noir américain à gros bras, mais en territoire campesino typique du monde latino. Cette imbrication délicieusement drôle des deux univers convient naturellement bien au mixte satirique, insolent ont dit certains, des codes du roman populaire soudés à un exercice élégant de littérature savante. Comment déroger aux habitus de lecture sans tomber dans l'illisible ? Exactement comme le fit Roberto Bolano, Mario Levrero établissait le pont entre la littérature qui se lit et celle qui se pense.

- Arrête, le Gros, l'interrompis-je, plus agacé qu'ennuyé. Tu le sais : si j'avais "quelque chose", je ne vous l'apporterais pas ; j'essaierais de le placer chez les Espagnols, ou au moins en Argentine.
Je n'ajoutais mas mon couplet idéologique ; j'en suis fatigué depuis un moment ; si j 'avais "quelque chose", je ne serais pas moi, et je me détesterais tellement que je laisserais tomber la littérature. J'ai toujours pensé qu'il valait mieux casser des cailloux avec une lourde boule de fer attachée à la cheville par une grosse chaîne que de tuer le libre acte créatif en pensant au public. Il est vrai cependant que je n'ai pas d'expérience pour ce qui est de casser des cailloux. (...)
Il se leva sans enthousiasme et alla jusqu'au bureau d'à côté pour faire son numéro. Bien sûr, tout ceci était inutile, mais j'avais envie de le faire souffrir un peu et, de toute façon, j'étais bien installé. Chez moi il n'y a pas de fauteuils. Je dus m'assoupir une minute ou deux car je vais apparaître un homme qui avait un grand nez rouge, comme un clown, qui me fit en français une phrase incompréhensible de six syllabes.
Quand le Gros revient, je tressaillis. Il reprit sa place dans un fauteuil en face de moi, et parla. Ou je rêvais encore, où il s'était produit un énorme bouleversement cosmique.
-Deux mille dollars, dit-il, tout à fait souriant. J'ai réussi à t'avoir deux mille dollars.

Et, de fait, par un phénomène cosmique que seuls provoquent les très bons livres, la relecture est plus délicieuse et plaisante encore que la première lecture. Avant que le tirage n'arrive à épuisement, je m'empresse de passer commande chez ma libraire préférée de quelques exemplaires...



Mario Levrero J'en fais mon affaire. Traduit de l'espagnol (Uruguay) par Lise Chappuis. Préface de Diego Vecchio. Couverture de Nicolas Dumontheuil. - Talence, L'Arbre vengeur, "Forêt invisible" (Robert Amutio dir.), 176 pages, 13 €

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