Sam suffit (1926)

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Bâtir sa maison
L'ouvrier n'a point de désir plus violent et plus louable que de posséder sa maison. Bâtir pour soi a toujours été le rêve secret de celui que dame Fortune n'a point comblé de ses faveurs. Du jour où, par Je jeu des lois intelligemment conçues et appliquées, ce rêve sortira du domaine de la chimère pour devenir une bienfaisante réalité, la paix sociale sera près d'être assurée, le problème irritant de l'habitat sur le point d'être résolu.
Depuis la fin'. des hostilités, quantité de travailleurs ont fui l'atmosphère empoisonnée des villes. Ils se sont égaillés vers les banlieues, partout où il y avait de l'herbe, des arbres, de l'espace, partout où leurs poumons pouvaient se saturer d'oxygène. Un peu au hasard, quelquefois même dans des conditions déplorables, ils ont.acquis un lot de terrain pour y édifier leur demeure. Envahissant champs et prairies, défrichant vergers et forêts, ils ont ouvré de leurs mains. D'innombrables cités-champignons ont vu le jour.
Presque toutes les bâtisses qui les composent sont minuscules. Elles participent de la cabane à lapins, de la bonbonnière et de la cage à mouches. De loin, elles semblent faites à l'usage des citoyens de Lilliput. Mais, pour leurs occupants qui savent se contenter de peu, elles sont immenses comme le monde. ils ont raison : rien n'est mesquin qui réalise un idéal, si modeste soit-il.
Ces bicoques, construites avec tant de fièvre, tant d'amour, n'ont point de personnalité bien accusée. Elles se distinguent pourtant dans le choix de leurs noms. Car elles jouissent d'un état civil. Et c'est là que se manifeste le tendre ravissement de leurs créateurs. Le philosophe qui s'attarde à travers ces agglomérations, y glane toujours matière à méditer.
Par exemple, cette baraque, identique en tout point à ses voisines, s'en différencie cependant par certain air guilleret qui, à défaut de la vigne vierge encore absente, paraît courir, frais et léger, auréolant de paix et de sérénité les murs de fibro-ciment.
; On cherche. On se demande d'où peut émaner cette joie invisible et touchante. Et soudain, à un détail inaperçu d'abord, on se rend compte que cette humble maisonnette revêt un caractère de tranquille grandeur. Au déclin de la vie, son possesseur a pu atteindre un rêve caressé dès son jeune âge. Après avoir si longtemps couché sous le toit des autres, il lui est enfin loisible de dire :
— Je suis ici chez moi.
Il veut ignorer l'exiguïté de sa demeure. Il la contemple avec les yeux du cœur. Elle est pour lui pleine de charme et d'attrait. Et comme s'il avait voulu prévenir les railleries que de mieux logés pourraient lui décocher, "il l'a décorée d'un écriteau bien visible, éblouissant de fierté coquette, éclatant comme un trophée :
Ça m'suffit !
- Ça m'suffit ! affirment aux passants amusés les lettres de l'écriteau. Ça m'suffit !
De fait, en pesant ces trois petits mots si lourds d'enseignements, on a la conviction très nette que le bonheur ne réside pas uniquement dans les immeubles de sept étages ou les luxueux palaces pourvus de tout le confort moderne. Il est aussi sur ce coin de banlieue, installé en permanence chez ce propriétaire de quatre sous.
On se prend à envier le sort de ce brave homme. Il ne doit rien à personne. Il est heureux. C'est un sage.
Tout à côté, cette seconde baraque se pare d'une enseigne si péremptoire, si magnifiquement ingénue dans sa claironnante brièveté, que le promeneur est contraint de s'arrêter devant elle.
On l'a eue !
clame la plaque d'émail, luisant comme un soleil d'azur au beau milieu de la façade. « On l'a eue ! ». Que de choses encore en cette courte phrase ! On ne connaît point les habitants de cette masure, et, pourtant, on se plaît à les imaginer, à vivre de leur vie.
On les voit comme si on était auprès d'eux. Ils ont dépassé la cinquantaine. L'homme, un peu bedonnant, un peu chauve, n'a point abandonné ses fonctions de comptable. Tous les matins, ponctuellement, il prend le train, se rend à son bureau. Il regagne son « homme » au soir tombant. Il y retrouve sa compagne, toujours alerte, toujours gaie, au visage rosé sous les cheveux grisonnants. Après le diner, sa bonne pipe au bec, les pieds à l'aise dans de chaudes pantoufles, il lit son journal. La femme vaque aux soins du ménage, puis s'attarde à quelque travail de couture. Un chat bien nourri, au poil luisant, ronronne dans un coin de la salle à manger. L'horloge bat à coups réguliers, comme un , cœur candide que rien ne trouble. Et le journal échappe aux doigts du lecteur. Et l'aiguille cesse de courir. Les deux époux sentent leur âme neuve ûe propriétaires se dilater, s'épanouir parmi cette quiétude. Comme ils sont bien chez eux, dans ce logis si longtemps convoité ! Leurs regards caressent les murs tendus de papier clair, glissent vers la fenêtre ouverte sur le jardinet, où bruit mollement le feuillage. Ils se considèrent en souriant.
- Te souviens-tu ? disent-ils comme dans les vieux contes.
Ali ! petites bicoques, attendrissantes petites bicoques, comment ne vous aimerait-on pas ? Pour la leçon de sagesse que vous donnez aux citadins, pour tous les patients efforts, les héroïques sacrifices, la vaillante ténacité que vous représentez, soyez bénies ! Faites-vous accueillantes. Montrez-vous douces aux braves gens qui vous ont bâties. Plus tard, très tard, ils fermeront leurs paupières, après vous avoir adressé un dernier adieu. Il partiront sans regrets. Vous leur aurez vraiment « suffi ». Et vous aurez été mieux encore que leur calme refuge : l'image exacte de leur rêve.
Gaston Guillot



Gaston Guillot
Un soir, à Montmartre, dans une très humble chambre, naquit un pauvre petit bougre. C'était le sixième fils d'une ouvrière et d'un souffleur d'orgue.
L'enfant grandit. Il devint d'abord un de ces mioches qui rôdent autour du Sacré-Coeur et que Poulbot a si bien représentés.
Fuis, apprenti maigre et souffreteux, il gagna sa vie de bonne heure, faisant des commissions; traînant même la voiture à bras d'un maroquinier. Son père mourut. Il entra dans un orphelinat de la banlieue. A l'école d'horticulture de cet établissement, il apprit l'art de faire pousser des salades et de tailler des poiriers.
Mais ce métier-là ne lui plaisait guère. Il était studieux. Il avait, cet illettré, de la vénération pour les Lettres. Le soir, à la bougie, il était son propre professeur.
Enfin, on lui proposa un emploi : être groom aux Annales Politiques et Littéraires. Il accepta avec enthousiasme. Ouvrir la porte à de grands écrivains, ou du moins a des gens qui les connaissaient, pensez donc !
Une place de linotypiste dans la maison devint vacante. On la lui confia. Il s'acquitta de sa tâche avec un zèle si intelligent, une perspicacité si rare, qu'Adolphe Brisson fit du jeune homme son secrétaire. Il lui dicta ses articles. Il le chargea de menues besognes concernant la rédaction du journal, besognes qui devenaient de plus en plus importantes à mesure que l'excellent maître estimait davantage les aptitudes de son jeune collaborateur.
C'est ainsi que l'ancien gosse de la Butte, l'ancien jardinier, l'ancien groom, l'ancien linotypiste, est devenu aujourd'hui, sous le pseudonyme universellement connu de Sergine, le secrétaire de rédaction des Annales Politîques et Littéraires.
M. Gaston Guillot ne m'en voudra pas, j'en suis sûr, d'avoir révélé les étapes.de sa carrière. Rien n'est plus honorable qu'une accession à une éminente situation dans la presse parisienne. Sa progression pourrait servir d'exemple. Elle offre même quelque chose de tout à fait exceptionnel. En effet, M. Gaston Guillot a dédié à Adolphe Brisson, son maître vénéré, son paternel ami, le recueil d'articles qu'il vient de faire paraître. Trop souvent, un obligé, devenu prospère, n'attribue sa situation qu'à son seul mérite.
Gaston Guillot, lui, continue à se considérer comme l'éternel obligé du cher « patron » qui lui tendit une main affectueuse. Le cas est trop rare dans l'histoire' des Lettres pour ne pas être signalé.
Paul Reboux.

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